Chapitre 14

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J'arrive, essoufflé, à l'instant où mes apprenants s'installent. La pluie a fait son apparition, rendant notre séance impossible à faire en extérieur. Je n'ai pas eu le temps de préparer notre séance. Je suis un piètre Berger. Mais ce groupe, mon groupe, est important à mes yeux.

— Excusez-moi du retard, dis-je en laissant claquer la porte derrière moi, ce qui les fait sursauter. Je ne voulais pas vous faire peur. Installez-vous, je vous en prie.

Nous prenons place autour de la table de réunion. Dans l'urgence, je les ai réunis dans notre salle de réunion. Le Maître n'aime pas que les Brebis y viennent. Encore moins les apprenants, mais je n'ai pas eu le choix. Le complexe est rempli par le séminaire. Toutes les salles leur sont dédiées pour cette première journée. Je réfléchis à toute vitesse, mais je ne sais pas par où commencer. Il y a tant de choses à apprendre. Puis les paroles de Martha me reviennent en mémoire. Les enfants.

Les enfants de la communauté sont encore placés, mais cela ne devrait plus durer longtemps encore.

— J'ai beaucoup réfléchi depuis notre séance de l'autre jour. Je me dis que nous pourrions réaliser ensemble un projet pour vous aider à grandir dans la communauté. Je pense que rien ne vaut la pratique pour apprendre. Il y a beaucoup de chose que vous devrez maitriser avant d'être intronisé Brebis, mais vous n'y parviendrez pas en restant de simple observateur.

Douze yeux me regardent avec incrédulité et je crois déceler une pointe de peur en eux. Je me mets à rire.

— N'ayez pas peur, rien de difficile. Laissez-moi vous expliquer ce que j'ai en tête. Comme vous le savez, les enfants de la communauté ont été placés par les services sociaux en même temps que l'arrestation du Maître. L'enquête sur les mœurs de notre Famille n'a pas révélé de maltraitance envers eux, ce qui était une accusation totalement infondée. Nous n'avions aucun doute là-dessus. Jusqu'à présent, je me chargeais de leur instruction au sein de la communauté. Ils sont tous scolarisés dans les écoles du village. Mais il est important qu'ils apprennent aussi nos règles de vie, dés le plus jeune âge.

— J'ai une question : pourquoi les scolariser à l'extérieur de la communauté ? me demande Jérémiah. Ils sont assez nombreux pour créer une école ici, non ?

— Mais c'est parce que c'est ce que font les sectes justement. Elles ont bien trop peur du monde extérieur. Mais nous ne sommes pas ce genre de communauté. Nous avons des idéaux de vie, et nous voulons les transmettre au plus grand nombre. En éduquant nos enfants en ce sens, ils peuvent à leur tour transmettre à leurs professeurs, leurs camarades de classe, notre façon de voir le monde.

— Ils sont en quelque sorte nos messagers, me coupent Jorge.

— Exactement ! Ils vont à l'école la journée, puis le soir, les week-ends, dès qu'ils ont un moment de libre, ils travaillent avec nous. Les plus jeunes, même s'ils ne peuvent réaliser eux-mêmes des tâches, peuvent apprendre en regardant leur parent ou leurs frères et sœurs. Je vous propose de réfléchir à des activités qui pourraient aider nos enfants à grandir en apprenant nos valeurs. C'est votre projet.

Je lis l'incrédulité sur leur visage. Je les encourage en leur donnant quelques exemples de ce que nous avons déjà fait par le passé. Mais je ne veux pas trop en dire. Ils doivent trouver seuls la voix.

Je décide de me mettre légèrement en retrait pour leur laisser la liberté de réflexion tout en restant à leur côté pour les guider. Je consulte les rapports financiers des derniers mois tout en les observant discrètement. Jérémiah est en pleine discussion. Plusieurs feuilles volantes sont étalées devant lui et je l'observe faire de grands gestes avec ses bras. Il tente de convaincre les cinq autres apprenants que son idée mérite leur investissement à tous.

Il me jette de tant à autre des regards fuyants, que je fais mine d'ignorer. Il continue de jouer avec moi.

Leur discussion s'apaise, Jeremiah laisse la parole à Sophie. Je décèle en elle une personnalité forte. Une aura se détache d'elle et tous semblent boires ses paroles. Je n'avais pas remarqué jusqu'alors la proximité qui s'est installée entre Jérémiah et elle. Lorsqu'il pose sa main dans le creux de ses reins, je sens un pincement me serrer le ventre.

Je serre les poings pour contenir le sentiment qui monte en moi. Je me lève pour aller me servir une tasse de café. Je dois arrêter de les observer. Je ne dois pas ressentir de jalousie à son égard. Jérémiah ne représente rien pour moi. Faure va bientôt classer l'affaire, le Maître sera libre et Jonathan pourra revenir près de moi. Mais voir Sophie poser sa main sur son épaule me trouble. Distraite, je renverse du café chaud sur ma main. Je lâche ma tasse qui s'écrase dans un fracas au sol. Lorsque je lève les yeux vers eux, Sophie se détache instantanément de Jérémiah, qui me lance un regard interrogateur.

— Ce n'est rien, je suis un peu fatiguée, dis-je en tentant de garder ma contenance.

Sophie s'approche de moi

— je suis médecin, laissez-moi regarder votre main Cassie.

— Merci, Sophie, je suis sûre que ce n'est pas grand-chose. Et, on se tutoie. Nous sommes une famille.

Tandis qu'elle m'examine, je la détaille du regard. La petite trentaine, elle est plutôt jolie. Je comprends ce qui plait à Jérémiah en elle. Elle ressemble à une petite fleur fragile. Son regard trahit la crainte. Elle a suivi un séminaire il y a deux ans, je crois. Une femme battue. Je me rappelle qu'elle était totalement détruite lorsqu'elle est arrivée ici. Perte de confiance en elle, sentiment d'infériorité, soumission. Le Maître a fait un beau travail avec elle, mais il lui reste encore dans son regard cette fêlure qui accentue sa beauté.

— Ce n'est pas grave, en effet m'indique-t-elle en relâchant ma main de son emprise.

Je secoue ma main pour réveiller mes doigts engourdis par ma brûlure.

— Bien, et si nous parlions un peu de vos propositions.

Mon groupe d'apprenant resserre les rangs, échangeant des regards perdus.

— Nous avons une seule proposition en réalité, commence Sophie. En fait c'est l'idée de Jérémiah, ajoute-t-elle en enserrant ses mains autour de son bras, de la fierté dans le regard.

Je détourne les yeux, tentant tant bien que mal de cacher mon trouble.

— J'avais pensé réaliser une sorte de chaine YouTube pour les plus jeunes et avec les plus jeunes. Nous ferions des petits épisodes pour expliquer l'importance de respecter la nature, le recyclage, les cultures biologiques. Tout ça conformément à nos valeurs. J'avais pensé que nous pourrions diffuser ces émissions sur le net, conclut-il en se passant la main dans ses cheveux, un petit sourire en coin posé sur son visage.

Je reste stupéfaite par leur idée.

— C'est brillant !

Durant plusieurs minutes, ils m'expliquent à tour de rôle les idées de vidéo qu'ils ont, les besoins matériels nécessaires à la réalisation de ce projet.

Je les observe en essayant de rester discrète, mais la fierté que je ressens fait s'étirer sur mon visage un large sourire.

Dark Hold (La face cachée du Maitre)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant