Chapitre 23

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Mon appel tombe, encore une fois, directement sur le répondeur de Jonathan.

—C'est moi, Cassie. Je ... je voulais juste te dire que tu me manques. Sans toi ... je suis... oh, Jo' c'est tellement difficile. Faure ne nous lâche pas. Et diriger la communauté ... Irène... elle.... met en doute ma légitimité. J'ai tellement besoin de toi. Je t'aime.

Je raccroche en pleurs. Je n'ai même pas tenté de cacher ma peine ou mon trouble. Je suis fatiguée de me cacher, de me montrer forte.

Je m'écroule de sommeil.

Je me réveille en sursaut, l'image de ma sœur encore gravée sur ma rétine. Mes draps, trempés de sueur, collent à ma peau. Mes cheveux sont plaqués sur mon front perlé d'humidité. Je respire avec difficulté, tentant de chasser la vision de mon esprit. Celle de ma sœur morte. Mais le cauchemar qui vient de me tirer de mon sommeil s'impose en moi. Elle flotte dans une eau verdâtre et sale. Je distingue à peine son visage. Ses longs cheveux blonds, semblables aux miens, qu'elle aimait tant brosser formaient une auréole autour de son visage vide de toute expression. Ses paupières blêmes sont fermées sur le monde. Sa peau translucide laisse apparaître de fines veines violacées, témoins de la vie qui l'animait. Les lourds tissus de sa robe l'entraîne peu à peu vers le fond, submergeant son cou blanc. La bouche entrouverte et les bras en croix, elle a l'air paisible. Je tente de me rapprocher d'elle, mais le courant me repousse sans cesse. L'eau qui jaillit de sa gorge me refoule encore et encore. La violence du courant contraste avec ses traits calmes. Elle semble chercher un air qu'elle ne trouve pas. Ses membres sont émaciés, ses joues creusées. Elle se transforme peu à peu en squelette sous mes yeux impuissant. D'immenses cernes assombrissent ses yeux, rouges de fatigue. Soudain, comme animée d'une nouvelle étincelle de vie, son corps se soulève et elle émet un puissant cri qui me transperce les oreilles. Le bruit est profond et semble venir de ses entrailles. Tout à coup, un liquide noir et visqueux, semblable à du sang jaillit de sa bouche. Ses yeux à présent grand ouverts semblent affolés. Brusquement, le néant m'envahit et je reprends contact avec la réalité.

Je tente d'ouvrir et de fermer les yeux pour chasser cette image d'horreur de ma mémoire. Mais je n'arrive pas retrouver une vision paisible de Rebecca. Je me lève trop vite et manque de trébucher sur mes chaussures posées au pied de mon lit. La porte de mon placard claque contre le mur. J'ai rangé ses souvenirs, ici au fin fond d'une petite étagère, comme pour oublier. Mais la vision de Rebecca me hante, j'ai besoin de revoir son sourire. Du temps où nous étions heureuses.

Je passe le reste de la nuit à regarder les vieux albums photo de mon enfance. Cela faisait des années que je ne les avais pas consultés. Je remarque que j'ai les mêmes yeux que ma mère, d'un bleu translucide. Elle était une belle femme, toujours souriante, autant sur les photos que dans mes souvenirs. Je caresse son visage sur l'une d'entre elle.

Nous étions si heureux à cette époque. Avant ... une larme silencieuse vient s'écraser sur la feuille plastique qui recouvre mes souvenirs d'enfance. J'éponge du revers de ma manche les larmes qui inondent mes joues. Je n'ai pas consulté ses albums depuis si longtemps. Après la mort de nos parents, Rebecca a continué à le remplir, rassemblant les photos souvenirs des anniversaires, des vacances. Mais sur aucune d'entre elle, je n'y retrouve la joie de vivre, l'inconscience de l'enfance.

Et aujourd'hui, elle aurait dû y mettre une nouvelle photo, celle de son anniversaire. Il n'y aura plus jamais de nouvelle photo. A quoi bon continuer. Elle le faisait pour moi, pour nous deux. Pour nous prouver que malgré tout nous restions une famille.

Mais comment être une famille lorsque nous ne sommes plus qu'un ?

Je referme avec tristesse l'album, avec une pointe de regret qui me laisse un goût amer dans la bouche.

J'ai annulé mes différents rendez-vous. Irène peut bien dire ou faire ce qu'elle veut pour m'atteindre, je n'ai pas la force de la combattre. Pas aujourd'hui du moins.

Je m'habille rapidement, prenant à peine le temps de m'apprêter avant de sortir. Je ne connais que trop bien le chemin. Je l'ai parcouru bien trop de fois depuis que je suis enfant. Mais c'est la première fois que je m'y rends seule.

Rebecca a été enterrée à côté de mes parents. Ils forment à nouveau une famille. Cette pensée me vrille l'estomac. Lorsque je gare ma voiture sur le petit parking devant le cimetière, le crissement des mes pneus sur les gravillons fait s'envoler un couple de pigeon ramier. Je regarde leur vol majestueux les faire disparaître dans les grands marronniers qui entourent le lieu.

—Bonjour papa, bonjour maman dis-je en déposant du bout des doigt un baiser sur leur photo en noir et blanc qui me fait face. Je vous ai apporté vos fleurs préférées. Celle du jardin derrière la maison. J'ai bien cru cette année que la pivoine de maman allait être encore en bouton mais elle a éclos juste à temps.

Je prends soin de retirer les vieilles fleurs fanées du vase disposé sur le marbre gris recouvrant leur sépulture. Un membre de la Ferme vient les renouveler chaque semaine. Mais Rebecca et moi avons instauré une tradition. Nous sommes venus fêter chacun de nos anniversaires avec eux. Inlassablement. Je ne peux pas imaginer ne pas le faire. Deux jours dans l'année, nous étions à nouveau une famille. Presque normale.

Lorsque je dépose les magnifiques pivoines Sarah Bernhardt dans le vase, j'ai la sensation de sentir la main de ma mère caresser ma joue, comme elle avait l'habitude de le faire, lorsque j'étais enfant et que nous les ramassions ensemble.

— Maman, si tu savais comme tu me manques, dis-je en laissant les sanglots trop longtemps retenus jaillir de moi.

Je prends une profonde inspiration, et tente de retrouver le sourire. Ma mère n'aimait pas me voir pleurer. Elle s'est toujours employée à faire notre bonheur. Et voir ses deux princesses tristes était une vraie déchirure pour elle.

—Pardon maman, c'est la fatigue tu sais, dis-je en reniflant avant d'essuyer mes larmes du revers de ma manche.

Je finis de chasser les quelques pétales fanés qui jonche la tombe de mes parents, avant de la contourner pour me rendre sur celle de ma sœur, disposé dos à celle de mes parents.

—Je ne t'ai pas oublié non plus Rebecca. J'ai eu du mal à les trouver tu sais. Comme si quelqu'un avait décidé de dévaliser toutes les roses orange de la régi...

Je ne termine pas ma phrase laissant le mot région mourir dans ma gorge. Je n'avais pas remarqué avant mais un énorme bouquet de rose orangé, les fleurs préférées de ma sœur trône sur son marbre, entièrement recouvert de pétale de rose, elles aussi orangé. Le spectacle est à couper le souffle. La tombe de Rebecca rayonne. Littéralement.

Je laisse choir à mes pieds le frêle bouquet sous le choc. Mes mains se mettent à trembler et peine à saisir le mot qui se trouve au milieu des fleurs.

« A Rebecca. Ta mort ne restera pas impunie. Douloureusement. Armand Faure »

Dark Hold (La face cachée du Maitre)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant