Le fils de Húrin

122 15 6
                                    

Il y a une chose que j'ai oublié de consigner dans mes mémoires, et je ne m'en rends compte qu'après coup ; sur le moment, très probablement songeais-je que c'était un événement sans incidence, mais aujourd'hui, je sais qu'il n'en est véritablement rien.

Je me souviens que c'était un matin clair et souriant, et les herbes folles de la plaine étaient secouées par une brise humide. En ce temps-là, Thranduil n'était pas encore sous ma tutelle et Galadriel n'était dans mon esprit qu'une chimère sans visage entraperçue par chance et perdue à jamais. Je partageais mes insouciantes journées entre les entraînements à l'épée avec Oropher, les après-midi à la bibliothèque et les longues promenades dans les bois de Doriath.

Ce jour-là, j'étais sorti de bonne heure pour profiter de la fraîcheur, me gorgeant de la senteur unique de la terre mouillée après une averse nocturne et de la caresse du vent qui faisait briller les fleurs de rosée. Il me semblait naturellement être seul, et pourtant mon ouïe décela soudain une présence parmi les arbres.

Evidemment, je n'étais pas armé ; il me semblait inconcevable que des êtres aux desseins néfastes aient pu se glisser jusqu'ici. Comme tous à Menegroth, j'avais confiance en l'Anneau de Melian, et bien que des sentinelles patrouillât aux frontières, le danger nous semblait bien lointain. Mais une vague angoisse m'étreignit la gorge alors que m'effleurait la pensée que je pus me retrouver, seul et désarmé, face à des Orcs.

M'arrêtant, tendu comme une corde d'arc, sous l'ombre du tronc massif d'un mallorn, prêt à l'escalader pour me réfugier dans la sécurité de ses branches, je guettai le son des pas des inconnus – ils étaient deux, évaluai-je.

Quelques secondes plus tard, du brouillard matinal surgirent deux silhouettes, l'une grande et élancée, l'autre petite et menue comme celle d'un enfant. Étonné, j'attendis qu'ils se rapprochent pour discerner leurs visages.

— Suilad, lança une voix à travers le silence de la forêt.

Et je connus les traits de Beleg Cúthalion, ses cheveux d'argent pâle tirés en arrière en une tresse qui tombait sur ses reins. Vêtu de cuir, les pommeaux de ses épées jumelles émergeant des plis de sa vaste cape, son grand arc suspendu à l'épaule, il devait revenir du poste frontière où le roi l'avait assigné ces derniers mois.

Suilad, le saluai-je en retour en me détendant.

Curieux, j'abaissai le regard vers le petit être qui le suivait. Sa tête couverte de boucles noires était baissée, me dissimulant à demi son visage. Un coup de vent plus fort fit frissonner sa chevelure dégagea un instant ses oreilles, rondes et rosies par le froid.

— Un enfant des Hommes ? M'exclamai-je avec surprise. Mais il n'en est jamais venu jusqu'ici, hormis Beren !

— Túrin est le fils de Húrin et Morwen Edhelwen, du sang de Beren, expliqua Beleg, une main posée sur l'épaule de l'enfant, ses yeux pervenche rendus brillants par la brume qui nous environnait. Parent des Elfes, il est venu implorer notre protection.

Les noms de Húrin et Morwen ne m'évoquaient rien, mais je m'en remis à l'assurance de mon compagnon, et hochai la tête d'un air entendu.

-— Nous rentrons immédiatement à Menegroth, m'indiqua Beleg avec un sourire. Nous accompagnez-vous, Celeborn ?

Je ne voyais pas de moyen de décliner poliment, aussi je fis courageusement une croix sur ma promenade solitaire pour les suivre sur le chemin du retour. Beleg et moi connaissions aussi bien l'un que l'autre les chemins secrets de ces forêts, et le petit humain nous suivait docilement, la tête toujours baissée, sans piper mot.

Je ne pouvais m'empêcher de lui jeter de discrets regards à la dérobée. C'était la première fois que je voyais un humain de mes propres yeux ; je ne comptais pas Beren, que je n'avais fait qu'apercevoir de loin, lui au pied du trône où siégeait Thingol, moi tout au fond de la salle, perdu derrière un mur de dos de dignitaires qui me bouchaient la vue.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant