De l'autre côté de la mer

106 15 41
                                    

Jamais avant je n'avais vu la mer ; j'en rêvais souvent, au travers des contes merveilleux de mon enfance qui parlaient des Terres Immortelles, au-delà des grandes ondes, et mon vœu le plus cher, et le plus secret, avait toujours été de la voir.

A présent, j'en avais le loisir ; chaque matin, quand l'air était encore frais des embruns de la nuit, je montais sur le chemin de ronde qui surplombait la falaise, et, accoudé aux murailles, je contemplais rêveusement l'océan rosi par la lueur de l'aube, et le ciel éclatant de milles couleurs. C'était un spectacle magnifique, mais dont je me repaissais sans joie ; car je ne pouvais m'empêcher de songer aux vertes forêts de Doriath que j'avais abandonnées derrière moi. Mon rêve inavoué s'était exaucé parce qu'on m'avait ravi mon foyer, et la beauté du petit matin baignant l'immensité de la mer était teintée d'une douleur sourde. Pourtant, je m'obstinais à monter chaque jour sur le chemin de ronde, et m'abîmer dans mes souvenirs mélancoliques dans le vent marin, comme une pénitence que je m'infligeais à moi-même, avec délectation. Galadriel avait remarqué mon manège, et avait voulu m'arrêter ; mais ni ses demandes répétées, ni ses ruses, ni ses foudres n'avaient pu me faire renoncer. Dussé-je me brûler les yeux à fixer le soleil levant, j'avais la sensation qu'il était important que je sois là, à cet instant, jour après jour. Car bien loin, de l'autre côté de la mer, était Valinor, là où tant des miens s'en étaient allés. Thingol, Elmo, Mablung, Ravennë, Galadhon, Galathil, Oropher, Thranduil ; leurs noms dansaient devant mes yeux, trop nombreux, tous souillés de sang...

Un jour, je détachais mon regard de l'horizon pour l'abaisser vers le gouffre qui s'ouvrait sous moi. Des flots écumeux qui s'écrasaient inlassablement au pied de la haute falaise. Et en admirant le flux et reflux des vagues, je songeais qu'il était si simple de se pencher un peu, rien qu'un peu – un tout petit peu trop –, et de tomber par inadvertance...

— Seigneur Celeborn ?

Cette voix fraîche me fit sursauter. Tournant la tête, je croisais les grands yeux gris d'Elwing levés vers moi.

— Que faites-vous ici ? l'interrogeai-je, un peu brusquement.

— N'ai-je pas le droit de me trouver là ? Est-ce que je vous dérange ?

A son cou brillait le Silmaril, qu'elle ne quittait jamais. Son visage était encore celui d'une adolescente, d'un bourgeon à peine éclos, mais ses yeux trop graves étaient gris comme un ciel d'orage, et reflétaient l'ombre qui nous hantait tous. Bien que nous ayons été accueillis avec bonté par les gens des Havres de Sirion, bien que nous nous y soyons peu à peu installés comme dans notre nouveau foyer, jamais le souvenir de Menegroth ne nous quittait, et la tristesse nous pesait comme un fardeau.

— Vous allez où bon vous semble, et vous ne me dérangez pas, répondis-je après un long moment de silence.

Détournant le regard, je fixais mes mains appuyées à la rambarde de pierre.

— Je sais à quoi vous pensiez, murmura la fille de Dior, à peine audible dans la brusque bourrasque qui fit s'envoler nos manteaux et nos chevelures.

Mes mains se crispèrent sur la pierre, blanchies par le froid. Et la jeune voix frêle continuait de chuchoter dans le vent :

— Je ne saurais vous traiter d'égoïste, seigneur Celeborn. Mais au lieu de songer à ceux que vous avez perdu, pensez plutôt à ceux qui sont restés.

— Que savez-vous ? Comment pouvez-vous me juger, vous qui n'êtes qu'une enfant ?

Je crachais ces mots avec violence, comme le venin d'un serpent ; et ma brusquerie parut atteindre Elwing en plein fouet. Les joues rougies par les gifles du vent, les yeux écarquillés, elle me fixait sans ciller, avec peine et une pointe de pitié.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant