Les maîtres de l'illusion

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Par une journée qui me semblait de plus en plus catastrophique, Oropher et moi étions en train de cavaler dans les couloirs de Menegroth, soulevant sur notre passage des murmures intrigués que nous n'entendions même pas.

Thranduil était dans sa chambre, sous la surveillance de Galathil. En nous voyant débarquer en urgence, mon frère sembla infiniment soulagé. Il m'expliqua qu'il avait vu le petit se pavaner dans les halls du Roi en clamant qu'il était Maedhros ; il avait jugé sage de le prendre sous le bras tel un sac de patates pour le ramener à son père en urgence. Tandis qu'il parlait, je regardais Thranduil avec stupéfaction. Assis en tailleur sur son lit, les bras sur les genoux, il paraissait tout simplement ravi, et contemplait le vide qui terminait son bras droit avec un grand sourire victorieux. Quand il leva les yeux et rencontra mon regard ébahi, son sourire s'élargit encore, si c'était possible.

Pendant ce temps, derrière moi, Oropher s'agitait et faisait les cent pas en répétant qu'il fallait absolument faire quelque chose, ce à quoi mon frère répondait « Très bien mais quoi ? » – ce qui avait pour effet de clouer le bec au père de cette catastrophe naturelle qu'était ce maudit gamin.

— Galathil, je propose que tu emmènes Oropher aux cuisines, il a besoin de boire un coup, intervins-je calmement en me tournant vers eux.

Ma prise d'initiative et le non rapport avec la situation plus ou moins alarmante laissa les deux elfes pantois.

— Tu veux que je boive un coup ? s'insurgea soudain mon ami en me foudroyant du regard. Tu te rends compte que Ravennë me tuera si elle me surprend picoler, comme elle dit ? Et qu'elle trouvera le moyen de me traîner hors de Mandos pour me tuer une deuxième fois, pour me punir d'être allé picoler alors que mon fils est en danger ?

Je grimaçai malgré moi, parfaitement conscient du risque que je faisais courir à mon meilleur ami, mais c'était le seul moyen d'évacuer les témoins discrètement. Je n'étais pas certain qu'Oropher apprécie d'apprendre que j'étais probablement à l'origine du problème dont était victime son fils.

— Je m'occupe de tout, assurai-je de ma voix la plus persuasive, tout en m'efforçant d'avoir l'air calme et sûr de moi. Tu ne ferais que me perturber, à t'agiter comme tu le fais. Tu as vraiment besoin de te remettre de tes émotions ! Un verre de vin dans ces circonstances serait grandement justifié, et je suis certain que même Ravennë n'y verrait pas d'objection...

Je crois que je ne l'avais jamais vu aussi nerveux depuis la naissance de Thranduil. Il fallait croire que cet enfant avait le chic de mettre son malheureux géniteur dans tous ses états.

— Nous nous en allons, trancha mon frère en posant une main sur l'épaule d'Oropher, que je bénis mille fois en cet instant malgré le regard lourd de sens qu'il m'adressa.

Oropher m'adressa à son tour un long regard grave :

— Je te fais confiance, laique.

J'inclinai légèrement la tête, priant d'être digne de cette confiance.

— Venez, mellon nin, dit Galathil d'un ton enjoué en entraînant mon ami. Plutôt qu'aux cuisines, je vais vous emmener chez moi. Vous pourrez y déguster un verre en toute tranquillité et à l'abri des regards. J'ai une magnifique tonnelle de miruvor vieilli de cinq siècles, offert par le père de mon épouse. Vous m'en direz des nouvelles !

Oropher sembla aussitôt oublier son angoisse pour entamer avec mon frère une conversation animée sur le vieillissement idéal du vin selon lui.

Je suivis des yeux mon frère et mon ami quitter la chambre, puis, une fois la porte close et le bruit de leurs voix évanoui au loin, je me tournai vers Thranduil. Celui-ci avait observé la scène d'un air détaché, comme s'il n'était pas au centre de tout ce remue-ménage et qu'il n'y avait absolument rien d'anormal à ce qu'une de ses mains ait pris la poudre d'escampette sans aucune raison apparente.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant