Ce qu'aucun de nous ne comprit

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Le temps importait peu aux elfes, et plus encore aux elfes heureux. Je venais de le découvrir.

Je flottais sur un petit nuage fait de stupeur et de béatitude. Plusieurs fois, il m'arrivait de me réveiller en pleine nuit, hébété, en me demandant si j'avais rêvé de cela, ou bien si c'était bel et bien la réalité, et ce tourment qui me maintenant dans l'incertitude entre l'espoir et le rêve me maintenait éveillé jusqu'au lever du jour.

Mais il me suffisait de la voir une fois, de croiser son regard, de recevoir son sourire, et mes doutes nocturnes s'envolaient aussitôt – ne restait plus au creux de ma poitrine qu'une douce chaleur, et une terrible envie de faire part au monde de l'éclat nouveau qui m'animait. Je me taisais, cependant, à grand peine. Je m'étais toujours délecté des secrets ; peut-être aurais-je dû avoir honte de cet état de fait. Mais, même si Menegroth entier devait à l'heure actuelle connaître mes sentiments pour Galadriel, il y avait quelque chose qu'ils ignoraient tous ; c'était que mes sentiments m'étaient rendus, et qu'elle m'avait promis sa main. Alors je laissais Galathil ruminer qu'elle ferait mon malheur, je laissais Oropher me dévisager comme s'il ne me reconnaissait pas, je les laissais tous et je les regardais avec hauteur, car Galadriel était mienne et ils ne le savaient pas...

Rien, en apparence, n'avait changé dans nos rapports. Nous nous retrouvions toujours, par des hasards des plus hasardeux, tantôt à la bibliothèque, dans les vergers, au détour d'un couloir. Elle me faisait passer de discrets billets pour m'inviter à partager une soirée avec elle dans ses appartements. Je m'y rendais toujours habillé comme pour une cérémonie importante, les bras chargés de fleurs, d'un flacon de vin subtilisé aux cuisines, ou d'une quelconque autre broutille que je souhaitais lui offrir. Elle me remerciait toujours en riant de mes présents.

Un jour, je vins avec une couronne de Niphredil et d'Elanor tressée par mes soins. Ses yeux s'illuminèrent de surprise et de joie ; et quand, avec délicatesse, je la déposais sur sa chevelure en affirmant qu'elle était la juste parure pour la Dame de Lumière, elle émit un léger rire, et, penchant la tête, déposa ses lèvres sur les miennes.

Je réalisais alors que c'était notre premier baiser ; il avait un goût d'espoir, les couleurs de mes rêves, et le parfum des cheveux d'or de Galadriel frôlant mes joues mêlait les fleurs brillantes de rosée et la Soleil éclosant à l'est quand viens le matin.

Depuis ce jour, je cessais de me morfondre la nuit et de remâcher mes doutes, car je me souvenais encore de ce baiser, léger et pourtant si profond, qu'elle m'avait donné, comme une promesse, une vérité.

Nous partagions nos repas face à face, le plus souvent en silence, en nous observant à la dérobée comme deux adolescents, au grand amusement de la Reine, qui heureusement avait la décence de ne faire aucun commentaire. Oropher, en revanche, était blessé que je le délaisse, et plus encore que je ne l'aie pas informé de ma persistance de mon désir pour Galadriel. Tenu au courant par Galathil, qui dans sa jalousie ne devait pas lui avoir brossé un glorieux portrait de ma dame, il semblait lui aussi croire que je faisais erreur et que je devais couper tout lien avec elle, avec que ces liens ne deviennent d'inextricables chaînes. J'avais trouvé la métaphore assez jolie, mais n'avais rien répliqué ; je me contentais raisonnablement d'éluder le sujet chaque fois qu'il l'abordait – et cela arrivait assez souvent.

Mon bonheur n'aurait pas pu être plus complet.

Mais le destin est un enfant capricieux qui, aussitôt qu'il voit quelque chose de bien et de beau, cherche à la détruire par simple amusement.

Et, à la fin d'un après-midi d'été, les ténèbres que j'avais si longtemps craints et redoutés s'introduisent en Doriath.

Galadriel m'avait rejoint aux portes de Menegroth, et nous nous apprêtions à sortir pour attendre le coucher du soleil depuis les hauteurs du dôme surplombant les cavernes – tant de souvenirs rejaillissaient dans ma mémoire –. Mais alors que je lui offrais mon bras, les grandes portes s'ouvrirent, laissant place à quatre gardes frontaliers, au vu de leurs cuirasses et des capes aux teintes de la forêt drapant leurs épaules. Ils encadraient une silhouette ramassée, que, dans le contre-jour, j'hésitais à l'identifier humaine ou animale.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant