Arachnide et archerie

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Désormais, le temps avait repris sa consistance et la vie son goût.

Sur l'insistance d'Oropher, qui martelait que j'avais atrocement besoin d'exercice après ce mois de procrastination, je descendais tous les jours avec lui à la salle d'armes. Il fut sans pitié, me harcelant, me jetant au sol quand je faisais preuve de trop mollesse à son goût, me criais des mots qui m'auraient blessé s'ils étaient venus d'un autre que lui. Nos duels qui me laissaient pantelant et à bout de souffle me vidaient la tête et m'empêchaient de trop penser... surtout de penser à elle.

Mais la nuit, dès que j'étais seul dans ma chambre obscure, dès que je fermais les yeux, je revoyais derrière mes paupières closes ce soir d'automne sous la soleil rougeoyante. Je me souvenais de son regard, de sa voix, de la réponse qu'elle m'avait donnée, mot pour mot. Je l'avais si bien tournée et retournée dans mon esprit que je m'étais rendue compte qu'elle ne m'avait pas repoussé à proprement dit parce que ses sentiments n'étaient pas réciproques aux miens : son objection était qu'elle ne me connaissait pas assez. Mais je n'osais entrevoir là un espoir. Quand parfois nous nous croisions au hasard des couloirs, elle détournait subtilement la tête, sans que je sache si elle feignait de ne pas me voir ou si réellement elle n'était pas consciente de ma présence ; et je ne cherchais pas de réponse à cette question.

Thranduil également m'aidait, à sa manière. Nos leçons quotidiennes, du moins celles d'ordre intellectuel, avaient repris et se passaient au mieux. Bien qu'il rechignât parfois pour la forme, le garçon se montrait appliqué et studieux, quel que soit le sujet – sauf la poésie qui l'horripilait pour une raison obscure – et sa vivacité d'esprit me surpris plus d'une fois. Nos entrevues n'étaient jamais ennuyeuses et me distrayaient au plus haut point de mes malheurs, m'empêchant de m'y vautrer misérablement comme cela avait été le cas le mois précédent.

Avec l'accord de mon jeune élève, nous avions provisoirement écarté l'escrime du programme, en attendant que je retrouve toutes mes capacités. Pour compenser, il venait assister à tous mes affrontements avec Oropher. Au début, il se moquait allègrement de mes prestations pitoyables et poussait de petits cris chaque fois que je tombais à terre – autant dire que la salle d'arme résonnait d'incessants piaillements d'oiseaux – . Puis, au fur et à mesure que je reprenais de l'assurance, que mes coups gagnaient en puissance, ses cris changèrent de ton et devinrent des encouragements enthousiastes. Ses yeux exaltés disaient pour lui son impatience de nous rejoindre sur le terrain.

Mes propres progrès m'exaspéraient par leur lenteur. Je proposais, un peu à contrecœur, à Thranduil de prendre un nouveau maître d'arme qui serait peut-être plus compétent que moi. A mon grand soulagement, il refusa, tranchant que j'étais son précepteur et que c'était à moi de le prendre en charge. Alors je lui conseillais tout de même, en attendant, de s'entraîner sur les mannequins pour forger ses muscles en plein développement ; à son âge, c'était crucial.

Un jour, cependant, Thranduil me confessa que l'entraînement solitaire face au mannequin ne lui suffisait pas, et qu'une envie de plus d'exercice physique le démangeait. Comme je le dévisageais d'un air interrogateur, me demandant ce qu'il avait en tête, il s'enhardit et me suggéra innocemment de lui enseigner le tir à l'arc. Cette idée me fit tousser. Je n'avais jamais excellé à l'art de l'archerie, même si, selon Oropher, « je me défendais ». Celui-ci était d'ailleurs encore plus mauvais que moi à l'arc, et il l'admettait sans honte. Et comme Thranduil refusait un autre maître d'arme que moi, me lança-t-il quand je lui parlais de l'idée de son fils, il me faudrait bien me plier à ses exigences. Me plier aux exigences d'un garçon de vingt-six printemps, répétai-je mentalement en tâchant de ne pas sourire. On aurait décidément tout vu.

Nous débutâmes nos leçons dans la salle d'arme. Tout excité, Thranduil retrouva son agitation coutumière et se saisit de l'arc pour encocher sa flèche sans attendre mes directives. Il devait penser qu'avoir vu faire les soldats à l'entraînement lui suffirait pour comprendre comment le manier. Il tendit la corde en pointant sa flèche vers la cible de paille située huit pieds plus loin. Derrière lui, un peu en retrait, les mains croisés dans le dos, je l'observais faire avec un irrépressible sourire en coin.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant