Précepteur

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C'était un après-midi calme à Menegroth, enfin apaisée après la catastrophe qui avait détruit une bonne partie du palais, quand Oropher vint me trouver et m'aborda par des mots que je n'oublierai jamais :

— Celeborn, mellon nin, il faut que je te parle.

Je sentis, au ton qu'il employa, qu'il avait une requête importante à me soumettre, et qu'elle n'allait pas nécessairement me plaire. Cependant, j'acceptai de l'écouter, et nous nous assîmes côte à côte. J'aurais aimé lui proposer un verre de vin pour le faire sentir plus à l'aise, car il paraissait vraiment préoccupé, mais nous avions vidé toutes mes réserves pour fêter le récent exploit de Thranduil – Oropher avait d'ailleurs dû être le seul elfe de Menegroth à célébrer le jour où notre peuple avait vacillé au bord de la ruine sans que les sbires de Morgoth aient à s'en mêler. Cela m'étonnerait d'ailleurs que les annales Sindarines osent jamais parler de cet épisode humiliant.

— Alors parles donc, mellon nin, l'encourageai-je, voyant qu'il hésitait. Qu'as-tu à me demander ?

Il me jeta un regard en coin quand je prononçai le terme « demander ». Je m'en voulus de cet impair. Oropher ne « demandait » pas. Ce n'était pas dans son habitude de « demander ». Son égo valait mieux que cela. N'est-ce pas ?

— Qu'as-tu à me dire ? corrigeai-je à la hâte.

— C'est à propos de Thranduil, répondit-il enfin après avoir hésité. Ce petit est une vraie boule de nerfs. Je crois qu'il a hérité à la fois de mon impatience et de l'ardeur de sa mère ; et ça...

Il laissa sa phrase en suspens, mais je comprenais ce qu'il voulait dire. Je hochais la tête avec un sourire de connivence, attendant qu'il poursuive.

— Je sais qu'il a soif de connaissance, même si le mot « précepteur » le met en rage ; mais c'est de cela dont il a besoin.

Il m'adressa en prononçant ces derniers mots un regard appuyé qu'il me fut impossible d'ignorer.

-Tu te rappelles, il y a longtemps, Celeborn... Je t'ai dit que si j'avais un fils, je voudrais que tu sois son professeur. Tu m'as dit que tu acceptais.

Je sentis mon sang se glacer dans mes veines ; et je compris ce que ressentais un animal sauvage pris au piège.

Avais-je réellement un jour promis une telle chose ?

— C'étaient des mots en l'air... protestai-je, mais je savais qu'il était vain d'argumenter.

— Peut-être. Mais il n'empêche que mon fils a besoin d'un précepteur qui lui enseigne la sagesse, la constance, et toutes ces vertus bénies que je n'aie pas, contrairement à toi.

Je voulus rétorquer, trouver les mots pour le dissuader, mais je restai à le fixer bêtement, la bouche ouverte sans qu'un son n'en sorte, sachant pertinemment ma cause perdue d'avance.

Mellon nin, tu me connais, insista doucement mon ami. Tu sais que je n'ai jamais porté grand intérêt aux études. Je ne saurais en donner le goût à mon fils. Toi, tu as toujours été un passionné des bouquins et de connaissance. Je suis sûr que tu saurais la lui partager, bien mieux que je ne pourrais le faire. Je suis sûr que tu aurais mille fois plus de choses à lui transmettre que moi.

Il me regardait avec de grands yeux suppliants que je ne parvins pas à soutenir. La tête baissée, le regard rivé sur mes mains croisées sur mes genoux, je réfléchis. En vérité, et sans flatterie aucune, il avait raison. Il ne serait pas un bon professeur pour son enfant. Il n'aurait ni la pédagogie, ni l'autorité, ni simplement la motivation suffisante.

Mais cela signifiait-il que moi, j'aurais tout cela ?

Je connaissais Thranduil depuis sa naissance. Il souriait à ma vue et m'appelait « tonton ». Cet enfant diabolique me faisait tourner en bourrique pour que j'exauce ses caprices ; quand je faisais mine de résister, il sortait le grand jeu de séduction – ces yeux de velours larmoyants qu'il avait sans doute possible hérité de son père – pour que je l'emmène dehors, contempler les couchers de soleil depuis le sommet de la butte qui surplombait les cavernes.

Je me souviens brusquement que c'était dans mes bras qu'il s'était endormi le jour où Menegroth avait frôlé la catastrophe. Malgré moi, l'avais-je touché de mon pouvoir ? Je réfléchis. Peut-être qu'en effet, mon contact serait bénéfique pour ce petit elfing bien trop remuant et difficile. Peut-être qu'il apprendrait à se tempérer. Peut-être... non, ce serait impensable. Mais peut-être pourrais-je lui parler de mon secret, et l'initier à...

— Alors, Celeborn ?

La voix d'Oropher, pressante et pleine d'espoir, me coupa net dans mes méditations.

Quand je relevai la tête, ma décision était prise. Un unique mot sortit de ma bouche :

— D'accord.

Je crois que je n'avais pas pris pleinement conscience de ce qui m'attendait quand, dans un moment de faiblesse, j'eus la bêtise de céder au regard implorant de mon ami. Le lendemain, celui-ci, très déterminé, revint à la charge pour me fourrer entre les mains un rouleau de parchemin constellé de son écriture fine et serrée. La liste des tâches qui m'attendaient.

La liste des épreuves de mon calvaire.

Je devais initier Thranduil, entre autres, à la littérature, à la musique et aux arts sous toutes leurs formes, ainsi qu'aux ficelles de la politique et la diplomatie, de même que le maniement des armes, épée de préférence, arc si affinité.

— Il est important que mon fils apprenne à se battre, insista Oropher. Par les temps qui courent, je veux qu'il sois capable de se défendre et de défendre ses proches.

— N'est-il pas un peu jeune ? Objectai-je.

— Nous n'étions guère plus âgés quand nos pères nous ont mis pour la première fois une épée dans la main, répliqua mon ami.

On aurait cru que c'était l'éducation d'un prince dont on me chargeait. J'étais quasiment certain que le jeune Dior Eluchil, fils de Beren et Lùthien, héritier de Doriath bien qu'élevé en Ossiriand, loin de son peuple maternel, n'était pas accablé d'un programme d'enseignement aussi conséquent.

Oropher m'expliqua avec orgueil que sa femme avait vu pour Thranduil un grand avenir, et qu'il souhaitait le préparer en conséquence. Je hochais la tête en faisant mine de comprendre. Grand destin peut-être, mais il ne fallait pas non plus s'attendre à ce que Thranduil finisse roi...

Voilà comment je me retrouvais promu instituteur particulier de l'elfing qui avait fait trembler le royaume de Doriath.

La soir même, tandis que je relisais la liste des corvées assignées par Oropher, j'obéis à une subite impulsion de ma fantaisie, et, au bas de la liste de matières que Thranduil se verrait contraint d'étudier, ajoutais en tout petit : « Magie ».

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Petit point d'elfique  :

"mellon nin" veut dire "mon ami" en Sindarin

— "mellyn nin" en est le pluriel

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant