Sa venue

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C'était un jour comme les autres à Menegroth, calme et paisible, et mon humeur l'était tout autant, quand on annonça à la grande porte l'arrivée de visiteurs. Le Roi fit mander ses pairs près de lui ; aussi je me dirigeai vers la salle du trône en me demandant qui pouvaient bien être ces étrangers pour mériter un accueil de cette ampleur. Des conseillers visiblement mieux renseignés que moi, que je croisai au hasard des couloirs, m'apprirent qu'il s'agissait des enfants de Finarfin, fils de Finwë. Ces noms ne m'étaient pas inconnus, mais je ne parvins pas précisément à me rappeler ce qu'ils signifiaient.

Quand je parvins à la salle du trône, je constatai que la plupart des pairs étaient déjà arrivés. Il me fut impossible de me faufiler au premier rang où j'apercevais Oropher et Galathil ; malgré mes tentatives, je n'avais ni la force ni l'autorité de me glisser jusqu'à eux, et je dus rester sagement cantonné au fond de la salle, dans mon coin, c'est-à-dire derrière un dignitaire quelconque plus grand que moi qui me cachait la vue.

Je n'étais pas considéré comme excessivement petit pour mon peuple. Pourtant beaucoup étaient ceux qui me surpassaient en taille. Même Galathil, mon frère cadet, avait fini par me dépasser.

Ainsi, de mon piètre poste, je ne pus rien voir de l'entrée de ces nobles visiteurs. J'entendis la voix de Thingol prononcer des paroles de bienvenue, et celle du seigneur Elmo, son frère et mon grand-père, se joindre à la sienne. Quand ils les saluèrent, ils les appelèrent Eärwenion, et cela me mit la puce à l'oreille. Je connaissais le nom d'Eärwen, fille d'Olwë d'Alqualondë, le deuxième frère du Roi qui poursuivit la marche des Eldar vers Aman. L'un des visiteurs prit la parole et confirma mes déductions. Il dit qu'ils avaient traversé la mer sur les navires des seigneurs d'Alqualondë. J'aurais probablement senti la résignation étrange et l'infime hésitation de son ton si à cet instant ne s'était pas élevé une voix de femme.

Je serais aujourd'hui incapable de me souvenir de ce qu'elle dit. Mais je me rappelle avec précision de ce timbre sans visage, chantant comme le cours d'une source claire, qui tressait les mots comme les notes d'une mélodie de harpe. Je l'aimais aussitôt. Et l'intense désir de savoir à quel visage appartenait cette voix dorée comme le soleil me saisit. Sûrement devait-il avoir la perfection des traits de Lùthien elle-même. Je me hissais sur la pointe des pieds pour l'apercevoir. Mais, par Eru ! Même ainsi dressé, j'étais toujours aussi plus petit que le fâcheux inopportun placé devant moi.

Soudain, j'entendis Thingol hausser le ton, s'exclamant avec virulence des flopées de mots dont le sens m'échappa. Mais peu m'importait son courroux, je voulais juste la voir ! Des murmures s'élevèrent de toute part, et l'assemblée des dignitaires frissonna comme la surface d'un lac troublée par un jet de pierre. Je sentis l'énervement me gagner.

— Allez-vous en donc !

La voix de Thingol roula sous les voûtes de pierre. Je retombais sur mes pieds, ma colère douchée par la stupeur. Il me semblait que, dans ma passion aveugle, j'avais manqué une grande partie de l'enjeu des discussions qui se faisaient là-bas, face au trône.

— Partez ! tonna le Roi. Vous n'êtes pas les bienvenus en ma maison. Vous apporterez sous mon toit un malheur dont je veux tenir mon peuple éloigné depuis toujours !

La voix d'un homme s'éleva contre la sienne, portée par l'indignation et une rancœur vibrante.

— Sire, vous vous méprenez, et vous accusez des innocents. Ces malheurs sont du fait de Fëanor et les siens, et de nul autre.

— De Fëanor, je n'entends que les échos de sa grandeur ; mais de ses fils, l'on ne me rapporte rien de bon. Cependant, vous êtes venus avec eux, et vous êtes leurs cousins, sinon leurs alliés.

— Sire ! s'exclama une autre voix d'homme. Les fils de Fëanor ne nous portent aucunement dans leur cœur, et il n'y a rien à quoi ils tiennent, sinon ces maudites pierres qu'ils ont juré de reprendre sur le corps de quiconque leur fera l'outrage de les posséder avant eux.

— Vous êtes sous l'ombre de leur malédiction.

— Nous ne l'avons pas prêté. Nos lèvres sont demeurées scellées alors que leurs voix criaient à Ilúvatar de les prendre s'ils échouaient.

Je vis Thingol se dresser sur son trône, surplombant l'assemblée entière. Sous les lueurs bleutées et le flamboiement des torches de la caverne, ses cheveux étincelaient comme de l'argent pur.

— Vous resterez à l'écart de mes terres. Pour la dernière fois, vous n'êtes pas les bienvenus en Doriath, enfants de Finarfin.

Et tous remarquèrent ce changement de titre qui faisait passer leurs visiteurs du rang de cousins royaux à celui de sombres Noldor exilés d'Aman.

Alors ils s'en furent. Bouleversé, et surtout terrifié à l'idée qu'ils ne quittent la salle avant que je puisse la voir, je me mis à sautiller désespérément à pieds joints derrière cette muraille de dos et de têtes, dans l'espoir de l'apercevoir avant qu'elle ne disparaisse à jamais.

L'elfe devant moi se retourna, me considérant d'un œil perplexe, et me demanda si j'allais bien. Et, durant un court instant, par-dessus son épaule, je la vis.

Sa chevelure scintillante comme le soleil dans les constantes obscurités de Menegroth étincelait d'un éclat qui m'éblouit. Son visage était masqué à mes yeux enchantés, car elle avait déjà tourné le dos au trône et s'éloignait d'un pas gracieux, une délicate démarche de biche, un majestueux maintien de reine.

L'instant d'après, elle avait disparu, engloutie par l'ombre du grand hall à la suite de ses frères. Je continuai de fixer la grande porte béante, le cœur tambourinant et la respiration courte, comme dans le fol espoir qu'elle revienne.

— Seigneur Celeborn ? Hé-ho !

L'elfe qui m'avait tant gêné tantôt passait lentement sa main devant mes yeux, l'air passablement inquiet. Empli d'un indicible agacement, je le foudroyai du regard :

— Quoi ?

— Vous n'aviez pas l'air bien, me répondit-il, pas l'air plus démonté que ça par mon apparente colère. Vous étiez tout pâle, figé, le regard dans le vide. On aurait dit que vous aviez vu Morgoth.

Je levai les yeux au ciel.

— Ce n'est pas Morgoth que j'ai vu, c'est Varda elle-même.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant