Nous avons le temps, pas eux

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— Gondolin est tombée !

Ces mots couraient de bouche en bouche depuis l'aube. Les réfugiés de la cité cachée de Turgon étaient parvenus aux portes de Sirion, aussi hâves et épuisés que nous-même l'étions, en quête d'un refuge et d'une protection. Le dernier bastion elfique avait failli face à l'ombre de Morgoth ; et le désespoir nous toucha tous de sa main glacée à l'entente de cette nouvelle terrible. La ruine du Beleriand nous paraissait inéluctable.

Au creux de l'après-midi, deux chevaux franchirent la grande porte de la citadelle dans un fracas de sabots, pilant au pied du perron tandis que leurs cavaliers sautaient souplement à terre. Je reconnus Cirdan, dont le visage affichait une expression tourmentée. Il me héla en me voyant m'approcher :

— Est-ce vrai ? me demanda-t-il d'une voix altérée. Gondolin est tombée ? Le Haut Roi Turgon n'est plus ?

Je hochais la tête en silence.

Cirdan se retourna d'un mouvement brusque vers son compagnon, au visage à demi dissimulé dans l'ombre d'une vaste capuche. La repoussant en arrière, il révéla les traits d'un jeune elfe aux cheveux de nuit, qui semblait à peine rentré dans l'âge adulte. Sa cotte était aux couleurs des Balar, mais je devinais, entre les plis de son manteau, les broderies d'une étoile bleue cerclée d'or, que je ne reconnus pas.

— Alors, Erenion Gil-Galad, prononça Cirdan d'un ton grave, c'est à vous désormais que reviens la couronne des Noldor.

Dans les yeux du jeune elfe, se lisait un grand trouble qui me fit presque de la peine.

— Je ne sais si j'en serais capable, répondit-il en portant d'un geste instinctif la main à l'épée pendant à son flanc. Je n'ai guère l'étoffe d'un roi ; c'est vous, Cirdan, qui m'avez élevé dans la simplicité de Balar, depuis que je suis enfant.

— Vous êtes le fils de Fingon, le dernier prince du sang de Finwë, répliqua Cirdan d'une voix résolue. Vous n'avez pas le choix ; c'est un grand fardeau que l'on dépose sur vos épaules, je le concède, mais il est celui de votre famille.

Je suivais leur échange en tentant de reconstituer mentalement l'arbre généalogique des descendants de Finwë, laborieusement érigé grâce aux patientes explications de Galadriel. Ce jeune elfe était donc le fils de Fingon, second Haut Roi des Noldor après son père Fingolfin ; à son trépas, la couronne était passée à son frère, Turgon de Gondolin. Celui-ci étant lui aussi mort en ne laissant qu'une fille, le titre royal revenait donc à l'unique héritier mâle de son sang...

Je ne pus m'empêcher de songer que, si Menegroth s'était relevée après la mort de Dior, la couronne serait revenue au plus proche parent du roi encore vivant, soit mon père Galadhon, et si celui-ci avait lui aussi péri au combat... à moi.

Doux Eru, heureusement que Menegroth était tombée.

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Les réfugiés de Gondolin se firent une place aux Havres comme nous nous étions faits la nôtre. Galadriel se trouvait souvent en compagnie d'une jeune dame elfe aux cheveux d'or, qui était, à ce que je compris, la fille du défunt roi Turgon, Idril Celebrindal. Son histoire était étonnante ; elle avait épousé un Homme, Tuor, fils de Huor (qui était, je l'appris, le cousin de Tùrin Turambar), rendant jaloux son cousin Maeglin, qui était fou amoureux d'elle, et qui avait alors trahi Gondolin pour la livrer à Morgoth...

La première fois que j'aperçus le jeune fils d'Idril et de Tuor, Eärendil, j'eus un terrible coup au cœur ; de loin, sa silhouette gracile et ses cheveux d'or me rappelèrent tant Thranduil que je fus envahi par l'espoir de voir mon jeune neveu de retour. Mais, en m'approchant, je dus me rendre à l'évidence, cet elfing n'était pas Thranduil, bien qu'il semblât avoir à peu près le même âge, et la déception qui m'envahit me fit presque monter les larmes aux yeux.

Les tribulations d'une plante verte - livre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant