6 • Coraline

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Je referme la porte d'entrée le plus délicatement possible derrière moi et vais m'enfermer dans ma chambre, toujours discrètement.

Ma mère doit être endormie ivre morte dans la cuisine, et heureusement. Je n'ai pas envie de me confronter à elle maintenant. Ni même jamais.

Je me laisse tomber sur mon lit et fixe le plafond en croisant mes bras derrière ma tête.

Cette après-midi de rentrée a été éprouvante. Je m'étais déshabituée assez facilement d'être entourée d'autant de personnes inconnues. Au moins je ne suis pas seule, Raphaella m'a rapidement présentée à ses amies qui étaient au Bon Pasteur au collège avec elle.

Marylou et Ilona sont dans notre classe, et elle m'a annoncé que demain je n'échapperai aux présentations plus larges des personnes d'autres classes.

Super...

Ce qui est bien, par contre, c'est qu'on est à côté, grâce à l'ordre alphabétique. On est placées au troisième rang, je suis contre le mur et la fenêtre, elle du côté de l'allée. Tant mieux.

En cas de crise, je pourrais regarder par la fenêtre pour me calmer et essayer d'éviter la montée de panique.

Je suis claustrophobe et agoraphobe. Oui, c'est la mouise.

Peur d'être enfermée et peur des foules, pour me retrouver enfermée dans une classe pleine de trente-six élèves bruyants comme pas possible dès que la prof annonce la fin de la journée.

La prof, justement... Parlons-en.

Mon caractère me fait analyser les gens, même si je ne les connais pas.

Je peux par exemple vous dire que la personne assise à côté de moi dans mon bus de retour avait des problèmes familiaux.

Crispée, regardant tristement un père et sa fille dans une poussette qui riaient. Habillée en noir. Avec en fond d'écran de son téléphone une femme assez âgée, souriant doucement vers l'appareil.

Elle venait sûrement de perdre sa mère.

Eh bien, ma prof de SPC... Elle est comme moi.

Sursautant au moindre bruit inattendu, se crispant de manière quasiment imperceptible à chaque contact.

Brisée? Par quoi? Ou qui?

Enfin, tous les contacts... Sauf à ceux de Mme. Diani, la responsable surveillante du niveau seconde.

Si ces deux-là ne se sont encore jamais embrassées, ça ne saurait tarder. Les regards lancés, la manière que Madame Fiorella a de suivre la surveillante du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse...

Et puis la tension environnante quand elles étaient côte à côte... Comme si l'air crépitait d'électricité entre elles. Évidemment, les idiots autour de moi ne se sont rendus compte de rien.

Ils ne savent pas voir, ne savent pas parler convenablement, ni se déplacer apparemment. Je ne savais pas que sortir une phrase sans injures était si compliqué.

Il faut dire que je ne me retiens pas beaucoup pour insulter les gens, mais dans des moments appropriés. Parce que lancer un "sale pute" à sa voisine parce qu'elle a fait tomber ton crayon, c'est pas normal. Même si c'est en rigolant, et que ladite voisine a fait exprès.

Et puis se déplacer sans tomber comme par hasard dans les bras du "beau gosse" de la classe, ce n'est pas possible? Apparemment non.

Vraiment des incapables, des abrutis... Tous autant qu'ils le sont.

Bon, certaines personnes semblaient plus réservées et moins "lance-insulte" que les autres, mais je n'ai pas confiance. À la moindre occasion, ils trouveraient le moyen de me faire mal si je m'approche d'eux.

Autant limiter le plus possible mes contacts à Raphaella et ses deux amies dans la classe, ça vaudra mieux pour moi.

Je ne compte pas m'en faire des amies, plutôt des aides. M'attacher n'est pas au programme. L'humanité est faite d'hypocrisie.

Jamais quelqu'un ne fera un geste sans rien attendre en retour, j'en suis persuadée. Ce n'est tout simplement pas inscrit dans la nature humaine.

Certes, Madame Fiorella me semble être une personne... Sincère, juste, généreuse et gentille. Comme il n'y en a plus beaucoup, une exception dans cette océan de noirceur appelé "monde".

Mais je ne me fais pas d'illusions: mon observation et mon jugement n'ont pas été assez approfondis pour me permettre de tirer des conclusions hâtives aussi détaillées de sa personne.

Elle ne peut pas recevoir aussi vite l'étiquette gentille, celle que je n'ai encore jamais accordée à personne (Marine et ma grand-mère ayant celle de personne de confiance). J'ai malgré tout fait l'effort de soulever légèrement un coin de ma bouche dans sa direction, en quittant la classe.

Le grand sourire qu'elle m'a répondu m'a prouvé qu'elle aussi m'avait observée: je ne souris presque jamais, et elle sait que ce semblant de sourire était pour moi un effort.

Raphaella, elle, a déjà une étiquette: bavarde. Un vrai moulin à parole, et mon absence de réponses plus développées que "oui" ou "non" ne semble pas la déranger.

En plus, il faudrait que j'apprenne à être discrète. J'ai remarqué les regards malaisés que ma professeure principale me lançait. Elle a remarqué que je l'observait, que je la jugeait.

Au pire, qu'est-ce que je m'en fiche?

Qu'elle pense ce qu'elle veut, cela m'est égal. Tant mieux si elle sait que je la jauge, après tout. Au moins elle pourra se faire une idée de ma personnalité: calculatrice, observatrice.

Traduction: il ne faut pas m'approcher.

Et ça, j'espère qu'elle l'a bien compris, il ne manquerait plus que j'ai à gérer une prof trop curieuse en plus de tout le reste.

Mais malgré mon attention déployée en grande majorité sur l'observation, j'ai tout de même prêté une oreille attentive aux paroles prononcées par Madame Fiorella, en particulier sur le voyage d'intégration.

Partir loin de ma mère trois jours, deux nuits? Idée réjouissante. J'allais pouvoir m'éloigner un peu de tout ça, grand bien m'en prenne. C'est ce dont j'ai sûrement le plus besoin à l'instanté.

L'annonce du prix, par contre, m'a tout de suite fait perdre le peu d'enthousiasme qui montait en moi.

Je ne pourrais pas le payer. 80€? Ça semble peu, mais pour les maigres finances de ma mère et moi, c'est trop. Je suis déjà dans le privé, et même si le coup mensuel de l'inscription revient à moins de 100€ grâce aux aides, 80 supplémentaires, je ne peux pas nous le permettre.

Ça me dégoûte. J'ai pensé un instant, un petit instant, que je pourrais enfin prendre du recul, me reposer calmement.

Et il a fallu que la réalité me rattrape encore une fois, plus implaquable à chaque coup qu'elle me porte.

***

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