Si t'es fier d'être un Chaillot tape dans tes mains - Partie 2

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Shiganshina, 18 février 852

« Elle grandissait deux fois plus vite que la normale, que ce soit physiquement ou psychologiquement... songea encore Erwin.

— Ça t'obsède tant que ça ? s'agaça son collègue. C'était certainement une conséquence involontaire, mais cela les arrangeait bien. Voilà tout.

— Probablement. Et donc, son camarade a été le déclencheur de la suite ?

— De ce que j'en ai compris, oui. »

Il but une gorgée du thé que Hansi leur avait apporté.

« A partir de là, il semblerait que ses supérieurs aient suspecté Jian.

— Qu'est-ce qu'ils ont fait ?

— Ils l'ont mis en garde, à leur manière. »

***

Chengdu, Chine, 2 juillet 1976

Une larme coula sur la joue de Shihong. Elle se trouvait dans une cour, face à une étroite tombe sobrement et terriblement grise. Les gouttes chaudes qui coulaient sur son crâne nu, elle ne les sentait même plus... Et n'aurait pas pu différencier celles de ses yeux de celles des cieux.

Son camarade avait été retrouvé pendu dans les douches. Un sentiment affreux l'avait frappé dès qu'on leur avait appris la nouvelle. Sa mort était trop soudaine ; son geste, trop incompréhensible.

Ce n'était pas un homme triste. Il était bien intégré à la division, parlait beaucoup, les faisait rire. Il n'était peut-être pas particulièrement doué, mais c'était un très bon soldat... Alors, pourquoi en était-il arrivé là ? Son geste est incompréhensible.

Ce fut la main de Jian qui lui fit relever le menton. Sa paume était assez large pour entourer toute son épaule, aussi musclée soit-elle. « Shihong », murmura-t-il. « C'est l'heure de le laisser. » La jeune fille pinça les lèvres. Après de longues secondes, elle remit son couvre-chef militaire au tissu éternellement kaki, et rejoignit le reste du groupe restreint qui avait été invité à la crémation. Des sanglots bruyants s'échappaient encore de la gorge des parents de Chao.

Le cimetière se trouvait sur une légère pente. Son hectare était parsemé de rangées de blocs gris. Pour laisser des terrains même aux plus démunis, le gouvernement conseillait fortement aux familles d'incinérer leurs défunts. Les espaces étaient donc drastiquement réduits... Mais la cause était noble.

Cette pratique était devenue courante en Chine, et coïncidait avec la répression des « quatre vieilleries », ces coutumes dépassées qui envenimaient la progression du pays. C'étaient ses premières funérailles, et elle était fière de constater qu'elles avaient été simples et justes. Mais ils offrent toujours des mouchoirs...* songea-t-elle sombrement en voyant le bout de tissus clair dans sa main.

*Coutume en Chine à la fin de certains enterrements

Le sergent Wang Gang salua solennellement la famille. Ses traits étaient particulièrement peinés... Et lugubres, réalisa-t-elle. Elle se tourna vers Jian, dont les yeux s'étaient plissés. « Jian ? » Il lui jeta un regard. « Je crois qu'il m'avait entendu, l'autre jour. Tu te souviens ? » Elle hocha la tête.

« Chao n'était pas suicidaire...

— On ne connaît jamais complètement une personne, contra-t-elle sans grande conviction.

— Tout de même... Il se passe des choses étranges. »

Elle fronça les sourcils... Pour finalement écarquiller les yeux. « Ne me dis pas que... » s'étrangla-t-elle. Il posa une main sur son crâne chauve ; elle serra les dents. « Mais il ne faut pas y céder. Viendra le jour où la justice devra être rétablie... »

Dès que leur supérieur posa de nouveau ses prunelles sombres sur eux, il fit mine de lui faire une accolade – dans la mesure du possible, avec sa taille. « On y va », ordonna alors l'officier. Ils quittèrent les lieux, et montèrent dans le bus qui les avait emmenés ici.

Si même Jian pense ça... Oui, il doit avoir raison. Elle observa son visage de quarantenaire, qui était tourné vers la vitre du véhicule. La colère commença à naître dans son estomac... Ils sont prêts à tuer. ... pour se transformer en une brusque terreur.

Et s'ils essaient de le viser, lui ? Ses paupières s'écarquillèrent d'horreur, son cœur se tordit douloureusement. Non, je ne pourrai pas accepter ça. Ils ne l'auront pas... Pas tant que je serai vivante. Elle contracta la mâchoire. Mon niveau dépasse considérablement le leur. Je ne les laisserai pas le toucher.

Son regard se fixa sur le dos du siège en face d'elle. Mais le protéger ne suffira pas, je ne suis pas avec lui toute la journée... Ses lèvres s'entrouvrirent. A la base... Il ne sera jamais en sécurité. Est-ce qu'il faudrait la quitter ? Où est-ce qu'on pourrait aller ? Je n'ai aucun plan en tête... Et il n'accepterait peut-être pas.

Elle réfléchit un instant, son index sur la tempe. Et s'il avait tort... ? Peut-être qu'ils ne mentent pas. Peut-être que ma mère s'est réellement dévouée à la Chine, peut-être que Chao s'est effectivement suicidé. Je ne peux pas le savoir. Est-ce que je leur laisse le bénéfice du doute, ou est-ce que je devrais me méfier ? Qu'est-ce qui est juste ?

« Shihong. » Sa voix la tira de ses pensées. La combattante le gratifia d'un air surpris, avant de diriger son regard dans la direction qu'il lui montrait. Dehors, une chatte venait de tirer son petit d'une palissade, et trottinait désormais sur le bord de la route. Un petit sourire étirait la bouche de son ami. « Il n'y a pas de chat, à la base », songea-t-il. Elle acquiesça.

Où est-ce que j'en étais... ? Elle retourna lentement dans ses réflexions. Douter, ou pas douter ? Je ne comprends plus rien. Plus le temps passe, plus j'ai l'impression que ça devient le bordel, ici. Déjà que le président Mao Zedong est en train d'agoniser...

Elle inspira profondément. Et sa dernière femme, là, Jiang Qing, fait la guéguerre au président Hua Guofeng, alors qu'il est loyal à Mao et au parti ! Qui a raison ? Qui soutient réellement la cause communiste ? Qui est-ce que je dois suivre... ?

Une nouvelle fois, le visage de Jian flotta dans son esprit. Elle ferma ses yeux clairs. Lui. Lui, il est capable de différencier les traîtres des vrais porteurs de la flamme du communisme. Maintenant, je sais, pensa-t-elle avec détermination. S'il doute du sergent Wang Gang, c'est qu'il a de bonnes raisons... C'est Jian que je suivrai.

***

Shiganshina, 18 février 852

Erwin et Livaï en étaient à leur troisième thé... Mais à ce stade de l'histoire, peu leur importait.

« C'est un chat qui a déclenché un flot de pensées pareil ? s'étonna le blond.

— Ça ne m'étonne pas. Elle avait sept ans.

— Quatorze, plutôt...

— Oui, oui, quatorze. Mais bon, en sachant qu'elle était chauve et qu'elle a fini par jouer du triangle...

— Du quoi ? »

Il y eut un silence.

« Je sais pas trop.

— Je vois, rit-il légèrement. En tout cas, elle est surprenante... Elle ressemble à Mikasa.

— Ne te fais pas avoir, lâcha l'autre. Elle a beau paraître obsédée par le gouvernement et par son Jian, elle va faire un choix. »

Il but une autre gorgée de la boisson. « C'est, entre autres, la mort de Mao qui l'a bien arrangée. Le 10 septembre 1976, elle a enfin bougé son cul... »

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ᴏʀɪɢɪɴᴇꜱ - ᴀᴛᴛᴀᴄᴋ_ᴏɴ_ᴛɪᴛᴀɴ&0.7 ⌜ᵗᵒᵐᵉ ³⌟Où les histoires vivent. Découvrez maintenant