Viva l'aripiprazol en gougouttes - Partie 5

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Ehrmich, Mur Sina, 30 janvier 852

Marlowe déglutit. Lui et Hitch se trouvaient face à un lourd battant de bois sombre, appartenant à un appartement du second étage d'un immeuble, lui-même logé dans l'un des quartiers les plus aisés de la cité. Ses petits yeux lurent et relurent l'inscription gravée en lettres d'or, pour se poser sur le visage de sa camarade, qui était marqué de trois cicatrices roses : sous l'œil droit, au bout du nez, et au travers de la joue.

L'air guerrier qu'elles lui donnaient contrastait ironiquement avec sa moue. Rendre visite à un géographe devait très certainement l'ennuyer au plus haut point. Et au vu de son bâillement intempestif et de son regard démotivé... Regard qu'elle venait d'ailleurs de tourner vers lui.

Il n'eut pas le temps de se raidir qu'un rictus malicieux se dessinait sur ses lèvres. « Eh bien, Marlowe... Tu me trouves si belle que ça ? » Il serra les dents une énième fois. Je ne suis pas gêné, espèce d'enfoirée. Non, pas le moins du monde, et jamais de ma vie je ne... « Tu as pris des couleurs. » Il détourna immédiatement les prunelles, et frappa à la porte, le menton haut.

Il ne voulait pas repenser à la nuit du trois au quatre décembre. Il avait déjà du mal à saisir pourquoi il avait voulu sacrifier sa vie pour sauver celle de la soldate. Mais de savoir quelle mouche l'avait piquée pour qu'il la prenne dans ses bras... Rien qu'à ce souvenir, l'embarras manqua de marquer ses traits. Ce fut Eugeniusz Kostrovicki qui le sauva.

C'était un homme d'environ cinquante ans, au visage fin et souriant et aux longues boucles rousses, qui leur ouvrit la porte. Ses prunelles blondes et vives passèrent de l'un à l'autre. « Yo ! » lança-t-il avec entrain. Marlowe eut tout juste le temps de voir Hitch béer avant que le plus âgé ne leur fasse signe d'entrer.

« M... Marlowe Freudenberg, et Hitch Dreyse, des Brigades Spéciales de Stohess, les présenta-t-il en déglutissant.

— Super ! Je suis Eugeniusz... Comme marqué sur la porte, rit-il. Restez pas là, entrez ! »

Ils ne se firent pas prier.

Ils se retrouvèrent dans une antichambre déjà encombrée par des piles de dossiers posées sur la riche commode à leur droite... Voire sur le plancher parfaitement sombre, plat et ciré. Les murs qui les canalisaient étaient faits de pierre couleur sable : le seul ornement dont elles étaient dotées se résumait en un porte-manteau alourdi d'une bonne dizaine de vestes différentes, et d'autant de chapeaux.

Si la pièce était étroite, le salon sur lequel elle débouchait témoignait du luxe de la baraque. Vaste, et meublée – naturellement – de plusieurs bibliothèques, de quatre fauteuils de cuirs qui encerclaient une table basse tout autant colonisée par les papiers, et d'une longue tablée positionnée dans la longueur de l'espace.

La salle se trouvait manifestement dans le coin de l'édifice, puisqu'elle était éclairée par des fenêtres qui donnaient sur deux rues différentes. Enfin, quelques vitrines, qui servaient à l'origine à exposer de la verrerie et autres assiettes reluisantes, découvraient à leur regard toujours plus d'encyclopédies.

« Des fauteuils pour vous », leur sourit-il. Ils s'assirent sur les sièges qu'il leur présenta. Ils sont incroyablement confortables... Leur hôte s'installa en face d'eux, et croisa les bras... Avant de manquer de sursauter. « J'allais oublier ! Vous voulez une bière ? »

Ils le gratifièrent d'une expression stupéfaite.

« On ne peut pas, on est en fonction, expliqua le soldat.

— Mais j'en veux bien une, intervint-elle.

— Hitch...

— Quoi ? C'est si gentiment proposé !

— C'est contre les règles. »

Elle se renfrogna. « Bon, eh bien, tant pis », rigola l'homme. Il croisa les jambes.

« J'ai reçu une lettre il y a une semaine au sujet d'aujourd'hui, mais elle ne disait pas pourquoi j'allais avoir de la visite de la police militaire.

— Nous avons tenté d'étudier votre carte détaillée du nord de Sina afin de repérer où se trouvent les différentes fermes... enchaîna immédiatement le jeune officier. Mais nous n'en avons rien tiré. Pas à cause de votre travail, se hâta-t-il. C'est juste que vous n'avez manifestement répertorié que les bourgs – d'ailleurs, aussi petit soient-ils, ce qui est louable. Nous avons donc fouillé dans les bibliothèques, notamment les ouvrages imprimés à Shallwoods, puisque vous travaillez avec cette imprimerie. Mais nous n'avons pas pu glaner plus d'inform...

— Quel type de ferme est-ce que vous cherchez ? »

La question d'Eugeniusz le coupa net dans son élan, tant son ton était intéressé. Il paraissait déjà passionné par le sujet. Il ne fait pas ce métier depuis son adolescence pour rien... « J'ai des ébauches de carte sur les différents élevages dans les Murs. J'ai déjà récolté des éléments... Ça peut vous intéresser. Vous avez des précisions ? »

Le jeune garçon ouvrit la bouche, mais Hitch parla avant qu'il n'articule un mot. « Peu importe », expliqua-t-elle. « On voudrait se pencher sur Maria, c'est tout. » Il lui lança un bref regard. Il était surpris qu'elle intervienne. Toutefois, ses paroles eurent un impact particulièrement positif, car le ravissement modela les traits délicats de leur interlocuteur.

« Attendez là ! » s'exclama-t-il en se levant. Il se dirigea à grands pas vers le vestibule. Il y eut un bruit sourd, un couinement de douleur, quelques grognements... Puis, un cri de victoire. Il revint presque en courant, et étala un schéma sur la table basse.

Du moins était-ce comme cela que le qualifiait Kostrovicki. Marlowe n'y croyait pas trop : c'était une carte qu'il avait sous les yeux, pas une « ébauche » ou un « croquis ». « Là, il y a des élevages de vaches... De porcs, ici... Moutons et chèvres mélangés... Une ferme particulièrement importante dans ce coin ! »

Il leur énuméra tout ce qui se trouvait déjà sous leurs yeux avec une énergie débordante : Marlowe dut prendre des notes à une vitesse record, et son poignet eut tôt fait de le faire souffrir. La brigadière parut le remarquer, car elle le gratifia de son air moqueur dont elle avait le secret. Il plissa les paupières, mais n'eut pas le temps de relever.

« ... et finalement, une nouvelle porcherie au sud-ouest ! » Enfin, l'enfer s'arrêta, et l'adolescent laissa un long soupir s'échapper de ses lèvres. On a largement assez d'éléments, songea-t-il en regarda la feuille de son carnet remplie à craquer. Les trois quarts de ce qu'il nous a dit étaient inutiles, mais on ne sait jamais...

« Voilà pour ça », conclut le géographe. « Des questions ? » L'intéressé jeta un œil au-dehors. La nuit était tombée. « Ça ira pour nous... » Il se leva, imité par sa camarade. « Merci beaucoup, monsieur Kostrovicki. »

Celui-ci leva le pouce. « Pas de problème ! Pour une fois qu'on m'écoute bavasser... » Son expression se mitigea. « Il n'y a qu'une seule personne qui accepte cette torture... Mais elle est loin. » Il resta immobile un moment, puis se ressaisit brusquement. « Allez, je ne vais pas vous retenir plus longtemps. » Il les raccompagna à la porte, leur ouvrit, leur fit un signe de la main. « Merci beaucoup ! » Sur ce, il les laissa sur le palier.

Les deux combattants restèrent pantois un moment. « Eh bah », souffla la jeune fille, « c'est ce qu'on appelle un passionné. Je crois même qu'il est pire que toi... » Il s'apprêta à répliquer, mais elle lui tapait déjà vigoureusement le dos, un rictus étalé sur ses lèvres légèrement maquillées.

« T'es pas futur commandant pour rien, hein. Je me demande si Naile Dork a pris une décision intelligente ou catastrophique... » Elle s'étira, et tourna les talons. « Enfin, si on pouvait rentrer... » se plaignit-elle. « J'ai l'impression que mon crâne va exploser. »

Il la suivit en silence. Ils descendirent les escaliers, et sortirent dans l'allée recouverte d'une neige écrasée par les pas des habitants et des chevaux, et par le passage des voitures de la ville. Leur souffle formait des nuages dans l'air glacé. Ils s'éloignèrent rapidement de la bâtisse...

Trop rapidement pour voir les deux silhouettes encapuchonnées qui y entraient.

Lien vers l'image : https://www.zerochan.net/2142654

ᴏʀɪɢɪɴᴇꜱ - ᴀᴛᴛᴀᴄᴋ_ᴏɴ_ᴛɪᴛᴀɴ&0.7 ⌜ᵗᵒᵐᵉ ³⌟Où les histoires vivent. Découvrez maintenant