Chapitre 2

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Une stridente alarme me tire du sommeil d'un sursaut brusque. J'ouvre avec difficulté un œil, j'aperçois un flou « Maman » sur l'écran de mon téléphone vibrant. Je tourne la tête, referme les yeux et retombe dans un profond sommeil, essayant tant bien que mal d'ignorer la sonnerie insupportable qui retentit près de moi. Mes vaines tentatives d'endormissements m'obligent à répondre aux appels incessants de ma mère.

« Enfin, tu décroches !

— Salut Maman, qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu m'appelles aussi tôt ?

— Ça va chéri ? Il est 13h30 Sasha, je sais que tu es un adulte responsable, mais j'espère que tu ne fais pas n'importe quoi... »

Je roule des yeux, soupire ; exaspéré.

« Écoute, je n'ai pas le temps, je dois y aller !

— Non attend ! Je dois juste m'assurer, en tant que maternelle, que tu suis ton traitement à la lettre. Tu prends bien tous tes médicaments ? Et est-ce que tu vas à tous tes rendez-vous chez le médecin ? »

Les yeux au ciel, je donne pour seule réponse un long silence lourd et pesant. Derrière le combiné, j'imagine ma mère, bouleversée, patientant sagement que son fils malade la rassure. Je l'entends renifler. Je n'ignore pas ses sanglots qu'elle tente de rendre discrets et décide enfin de lui répondre :

« Maman, je vais bien. C'est tout ce qui importe, n'est-ce pas ? »

Je sens mes yeux se remplir de larmes. Je me retiens d'exploser en pleurs au téléphone. J'inspire. Expire. Je perçois toujours la respiration difficile de ma mère ; elle est toujours là.

« Oui, je sais. Mais...

— J'y vais, je suis en retard ! je la coupe. »

Je raccroche, avec un sentiment âcre au fond de la gorge. Je déteste ça. Je déteste savoir ma mère constamment inquiète pour moi. Je déteste savoir mon père en colère contre cette putain de maladie, toujours en train de maugréer que c'est injuste. Une injustice accompagnée de jurons divers et variés. Je déteste faire du mal à ceux qui tiennent à moi. J'ai conscience qu'ils attendent de moi que je les rassure. Mais à quoi ça sert ? Quel est le but de mentir ? Mentir sur le fait que non, je ne vais pas bien. Nier cette maladie dégénérative et létale qui, indéniablement, mettra fin à mes jours. Je n'ai pas envie de les rassurer. J'ai envie de leur hurler qu'un jour ou l'autre je vais crever. J'ai envie de leur crier qu'il faut s'y faire, que c'est comme ça. Et que malgré tous les médocs que j'ingurgite et tous les rendez-vous vains avec des docteurs médiocres, je finirai par mourir. Maintenant, demain ou dans six mois. Je vais crever.

Le truc c'est que je m'en fiche de mourir. Je ne serais plus là pour me dire « putain, mais je suis mort ! ». Non, il n'y a que ceux qui restent que ça blesse. Je vais mourir, mais ça fait maintenant un an et demi que j'essaie de me faire à cette sinistre idée. Et tous les matins, je me réveille avec le fait que je vais perdre la vie alors ça ne sert à rien de s'y attacher. Je sais que tous les petits bonheurs que l'existence a à offrir me sont inaccessibles. Comme avoir et élever des enfants, voyager, aimer. Écrire et publier un roman... Je n'ai pas peur de la mort. Parce que, tristement, je ne suis plus qu'un de ces autres qui va mourir. Alors à quoi bon ? De toute manière, même si la mort m'effrayait, ça ne changerait rien. Je vais mourir dans tous les cas.

J'avais tout juste 24 ans. Je faisais des études de littérature. Et il y a un peu plus d'un an et demi, on m'a diagnostiqué une tumeur cérébrale. Les docteurs ont inondé mes parents d'informations et de détails inutiles. Et toutes les démarches proposées coutaient très cher. Ma sœur et mon frère ont été contraints de lourds sacrifices ainsi que mes parents. Malgré tout, le soutien de ma famille a légèrement apaisé les choses. Mais tout ça me mettait très mal à l'aise et j'avais l'impression d'être le plus gros égoïste de la planète. Mais ce n'est pas moi qui ai voulu cette putain de maladie après tout ! Tout ce que je savais c'est que j'allais mourir. Que chaque minute qui passait me rapprochait de la mort. Que c'était inévitable. Une fatalité qui faisait viscéralement partie de moi. Au début, c'était difficile. Je me souviens très clairement de ce bureau étriqué et aseptisé, aux murs ornés de vieilles affiches de médecines. Moi, assis face à un vieux médecin à lunettes rondes. À ma gauche : ma mère, tremblante et sanglotante. À ma droite : mon père, bouillonnant, le visage impassible, les poings fermés. J'ai osé croiser le regard du médecin. Un regard vitreux et pâle, plein de ressentiments. Je me demandais ce qu'il ressentait. Qu'est-ce que ça fait d'annoncer à un gosse qu'il va crever ? Qu'il va crever bien trop tôt. Ma mère m'a pris la main lorsque le vieil homme a entrouvert la bouche. Je lui jetais de fugaces coups d'œil sur le côté. J'apercevais tout le flot de peine qui la submergeait au coin de ses yeux, dans la force de sa poigne. Comme si me tenir fort près d'elle allait me garder en vie.

Crève-CœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant