Chapitre 3

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Je débarrasse la dernière table et je finis enfin mon service. Pressé, je rentre chez moi d'un pas hâtif. Une idée pour la suite de mon roman est née ce matin dans mon esprit et toute la journée j'ai tenté tant bien que mal de ne pas l'oublier. C'est important.

Quelques semaines après la terrible annonce, j'ai longuement réfléchi. D'accord, j'allais mourir. Mais je ne voulais pas partir comme si je n'étais pas venu. J'avais envie de laisser quelque chose de matériel pour prouver mon existence. Aussi courte et insignifiante soit-elle, il le fallait. J'ai passé des heures à me tourmenter l'esprit afin de savoir. Et puis c'est là que j'ai su. L'unique chose la plus accessible et dans laquelle j'excelle : l'écriture. J'écris depuis toujours. Des poèmes à ma mère, des lettres d'amour à mes anciennes copines de primaires, des lettres d'excuse à ma sœur... et des histoires. Des centaines d'histoires sorties tout droit de mon esprit. J'ai donc affronté cette première page blanche. Et j'avais comme l'impression que les mots étaient destinés à ce document Word. J'écrivais et j'écrivais. Pendant des nuits entières, des personnages prenaient vie. Des histoires d'amour, des quêtes, des objectifs. Et là mon roman se matérialisait. Ce n'était plus cette simple idée éphémère dans un coin de ma tête. Ça devenait quelque chose.

Lorsqu'on m'a annoncé qu'il ne me restait que deux ans à vivre, j'ai tout de suite eu cette sordide remarque. À quoi ça sert ? S'il ne reste que deux ans, vingt-quatre petits mois ... deux ans ce n'est pas assez. Deux ans ce n'est pas assez pour vivre. Mais il fallait bien que je me fasse à l'idée que ces deux ans-là, c'était ma vie. Ma vie à moi. Et peu importe si ce n'est que très peu ! C'est du temps que j'ai pu utiliser pour faire quelque chose d'utile. Alors au lieu de me morfondre et d'attendre que le temps passe, je me suis fixé un objectif : écrire et publier mon roman. Puis mourir. Rien d'autre. Juste ça. C'est l'unique chose qui me raccroche à la vie. Pas ma famille ni mes amis parce qu'eux, ils se raccrochent à moi alors que je suis en train de tomber. Et qu'importe la douleur et la difficulté que ça véhicule. Je vais mourir. Alors que mon roman n'implique aucune douleur, aucun chagrin ni sanglot. C'est plus simple comme ça.

Je cours à mon bureau à peine entrer dans l'appart'. J'allume mon ordinateur et ouvre mon document Word de 267 pages. Il faut que je le termine, je n'ai plus beaucoup de temps. 6 mois, c'est beaucoup trop court. J'écris. J'écris vite. Comme si je transmettais toute l'énergie qu'il me reste à ces pauvres touches beaucoup trop usées. Et les mots se suivent. Les phrases se forment. Et pour l'instant, tout ce que je sais, c'est que je suis satisfait.

À 20h36, Maël et Enzo débarquent chez moi pour m'emmener à l'une de leurs petites soirées organisées dans les quartiers huppés de Paris. Je me change rapidement et prends soin de sauvegarder mon roman.

« Un mardi ? Tu es sûr que ce n'est pas un club échangiste ou un truc dans le genre ? j'interroge Maël, inquiet.

— Mais non ! assure-t-il avec un mouvement de la main. C'est un pote de la fac, il a un an de plus. Il a des parents plutôt riches, tu vois. Ils lui ont acheté un appartement immense idéal pour les soirées, vieux ! Il faut que tu te ramènes. Et puis ça te changera de ton ordinateur. »

Enzo confirme en hochant la tête et en fermant les yeux. Maël se rapproche de moi pour murmurer :

« Et puis ça te permettra de rencontrer le nouveau mec d'Enzo ! »

Je regarde l'intéressé qui a très bien compris à la vue de ses joues qui virent au rouge.

Après tout, pourquoi pas ?

« D'accord, mais pas trop tard, je travaille moi demain. Pas comme certain, j'insiste. »

On sort tous les 3 de mon immeuble pour nous diriger vers le métro. C'est lorsque l'on descend précipitamment les escaliers que nous pénétrons dans un dédale confus et troublant. Après compostage de nos billets, on se dirige vers notre ligne. L'odeur. Le bruit. Les gestes machinaux. L'atmosphère hâtive. Le sous-terrain débauché de toutes les possibilités. Au sol foulé et sali par le temps et le quotidien. On se fond dans la masse de toutes ces âmes perdues se dirigeant vers leur destination. Le métro n'est rien d'autre que ce remugle nauséeux de sueur, de colère, d'angoisse, de profondeur, de bitume et de poussière. Il n'y a rien d'autre que ces allés et venues, que ces départs et arrivées. Il n'y a que ces autres, âmes passagères, allant là où elles doivent aller. Tristement, il n'y a rien de pire que la sinuosité de ce lacis interminable entre les différents emplacements. Nous suivons les directives et prenons les voies vers les lignes souhaitées. Le métro arrive vite. On pénètre dans une des nombreuses voitures et cherchons un espace vide dans lequel on pourra attendre en silence. Mais il n'y qu'un amas confus, les gens se serrent les uns contre les autres. Malgré ça, je sais que certaines parties de mon corps touchent les parties du corps de quelqu'un que je ne connais pas. La chaleur se fait étouffante. Le métro s'arrête à une station. Plusieurs personnes descendent ce qui libère considérablement l'espace. Enzo trouve un siège vacant, sur lequel il s'assoit dans un soupir. Je dévisage Maël qui grimace lorsqu'une femme âgée se sert contre lui. Je me terre dans le coin des portes coulissantes pour laisser de la place aux nouveaux arrivants. Puis le métro repart à toute vitesse. Et les contacts continuels et désagréables avec je ne sais qui continuent pendant 4 stations.

Crève-CœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant