« Donc, Manuela est de l'autre côté de cet infini. » signa Léopoldine en face des vagues.
« Non, Léo, ça c'est la Mer du Nord. Manuela est de l'autre côté de l'Atlantique. »
La jeune fille toisa Samuel avec
une certaine exaspération, à ces mots.« Tu sais ce que je veux dire. »
« Pas exactement. »
« Il y a quelque chose, après l'Océan. »
C'était une réflexion encourageante.
« Pas besoin de regarder après, il y a tellement de beauté dans l'océan, déjà. »
Léopoldine sourit. Il avait parfois
du mal avec les images, étonnamment,
mais Léo se comprenait et ça suffisait.Jun comprenait. Il lui avait dit qu'on était
plus forts que l'océan parce qu'on pouvait nager
par-dessus ses vagues et même à travers elle,
que même si on buvait la tasse il pouvait pas
nous faire taire : on avait trop d'air dans les poumons
trop de choses encor à dire, à chanter, à crier.Un peu de concret ne pouvait pas faire de mal.
Léopoldine fit un pas dans les vagues,
ses orteils creusant dans l'eau chatouilleuse
une caresse douce et inoffensive.
Elle ramassa un nouveau coquillage.
Le soleil picotait sa nuque, le sable
ses mollets nus sous la jolie robe blanche.Samuel s'énervait à chaque plastique,
discourait sur la pourriture de l'humain
et son cinquième continent inhabitable
qui tournoyait dans la mer par lassitude :
lassitude de faire deux pas vers une poubelle.Ils purgeaient la plage et recueillaient ses trésors
pour monter leur château de sable éphémère.« C'est fou, les parents veulent qu'on soit des adultes et quand on fait des choix ils nous traitent comme des bébés. s'exclama d'un coup Samuel, sans transition.
-Je crois que je ne veux être ni l'une, ni l'autre. Ni adulte, ni enfant. Juste... construire des châteaux de sable qui vont disparaître demain. Jouer de la musique.
-Ou monter un spectacle. »
Léo sourit, ils avaient fait ça, pour de vrai.
« Merci d'être venue, Léo.
-Tu m'as pas vraiment laissé le choix. Tu m'as dit qu'on allait à la mer. Tu n'as pas demandé. constata Léopoldine, se rappelant
avec un sourire la matinée brutale.-Mais tu m'as fait confiance.
-Oui. Tu m'apportes des aventures.
-Tu continueras à m'écrire des messages codés ?
-Bien sûr. Je te les déposerai en revenant les weekends. Ou quand tu viendras nous voir à Bruxelles. »
Le garçon balança un galet dans les flots.
« T'as pas peur d'aller vivre là-bas toute seule ?
-Un peu. Mais Mélissa sera là. C'est mon garde-fou.
-Manuela était mon garde-fou. Je pensais que je préférais être seul, avoir mon espace. Mais elle me manque déjà. Il faut que je lui prouve que je peux me débrouiller sans elle.
-Moi aussi, Sammy.
-Le pire c'est que je pourrai plus l'accuser, si je ne trouve pas mes affaires.
-Il va falloir commencer à mieux les ranger. »
Elle couronna le donjon du château avec
un bout de nacre rosée et il s'effondra,
avalé par une vague trop puissante.« On va peut-être se faire engloutir comme ça, tous les deux. En silence. dit Samuel, le regard indéchiffrable.
-Non. Non, jamais. On va hurler à l'océan. Il ne nous emportera jamais en silence. répondit Léo, la révolte dans la voix. Sauf que j'aime pas hurler. »
Samuel la regarda un instant, perdu.
« Léo, t'as bien apporté ton violon ?
-Toujours. la jeune fille hésita avant de reprendre. J'ai trop peur que si je le laisse chez moi ma mère le confisque pour me faire chanter. »
Samuel lui jeta un regard entendu,
conspirateur, comme quand il avait une idée
qui n'allait pas plaire mais qu'il n'abandonnerait
jamais. Le genre de mauvais plans à la Sherlock.« Viens, on rendre à l'appart, on va jouer du violon sur la terrasse, face à la mer. »
Ça lui faisait peur, l'humidité et le sel
pour le violon.
Elle fit une prière à Poseidon.
Pourtant, elle avait déjà pris sa décision.Tant pis, elle allait crier à l'océan. Mieux,
elle allait le vaincre avec de la musique.Le soleil se couchait mais ses cheveux dorés
à elle prenaient la relève devant les couleurs.Une seule note était plus puissante qu'un
tsunami.Derrière elle un bruit indiqua que son ami
Avait dégainé son si précieux appareil
La vieille relique donnée par sa grand-mère
au Brésil, avec une pellicule ancienne.
Elle avait le collier de sa mamy à elle.
Ça pouvait être un bel hommage, assurément.Les remous battaient la mesure du morceau.
Elle dansait en concert avec l'océan,
elle le surplombait, elle le dominait.
Elle était plus forte que lui, plus légère ;
Si légère, une fée qui ne coulerait pas.Dans sa robe claire, elle était une voile
mais aussi un drapeau de reddition, de paix.Alors Léopoldine se mit à jouer.
Elle jouait son angoisse, sa timidité,
le fil doré de l'amitié, des rencontres.
Elle jouait les échecs, aussi, la trahison,
l'abandon, la panique d'une soirée, trop.Elle jouait les voyages et les confessions
l'honnêteté en bris de verre transparents.
Elle jouait le courage, l'affirmation.Elle jouait ses choix, ses erreurs, ses réussites.
Léo jouait et soudain peu importait si
elle ne jouait pas à la perfection, si
les mouettes se moquaient, les gens regardaient.Les fantômes n'étaient jamais invisibles
au contraire, ils étaient des inoubliables
les fantômes n'abandonnaient jamais. Jamais.Si Léo était un fantôme, elle n'était plus
invisible. Elle était le vent sur la mer
qui hurlait qu'il était plus fort que l'océan.
Léo, elle aurait soulevé les infinis
d'un revers de poignet avec son vibrato.
Elle était la brise qui caressait les flots.
Alliée dans les jeux et les terribles tempêtes
mais qui ne se laisserait jamais capturer.Léo, pour la première fois depuis des années,
respirait.Quand Sammy en eut fini avec les photos,
elle prit sa main, la posa sur le bois vernis
pour que son ami puisse l'écouter, lui aussi.Ils parlaient un langage qu'eux seuls comprenaient.
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Jugendliteratur• le monde a plus de facettes que tu ne crois • SAMUEL se cache derrière l'objectif d'un appareil photo pour ne pas pétrifier du regard JUN JINZAI consigne les mots dans un carnet noir aux bords cornés MÉLISSA cherche toujours un pinceau dans ses...