29 • LEOPOLDINE • de l'océan

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TW : mentions de dépression et de suicide

L'absence de Manuela était ce jour-là
proéminente. Absence d'Emma à midi,
absence d'Emma dans la voiture pour rentrer.
C'était mardi, elle avait théâtre, bien sûr.
Mais elle avait aussi Axell. Léo l'avait
deviné. Elle l'avait deviné avec le nouvel an,
et parce qu'Axell avait aussi Jun Jinzai
et que Jun Jinzai avait mangé avec elle.

« Eh, Léo, ça fait longtemps. avait-il dit, plus ou moins, dans sa mémoire. Tu veux que je mange avec toi ?

-C'est à toi de décider. Tu peux manger avec qui tu veux. Avec Axell, par exemple.

-Non mais ça me fait plaisir de manger avec toi sans toute la clique. On s'entend plus, sinon. Puis, je dois te rendre ton livre. Je l'ai beaucoup aimé même si je trouve ça triste, le destin d'Eugène. Axell mange avec Emma, de toute façon. Enfin, tu sais... » il semblait hésitant. Savait-elle ? Bien sûr.

Peut-être avait-il mangé avec elle parce
qu'Axell l'avait abandonné ce jour-là,
tout comme Emma l'avait laissée également.

Elle avait cru pourtant que tout redeviendrait
comme avant après l'explosion du nouvel an :
Manuela était revenue, plus proche.
Elle lui avait parlé comme à une soeur,
c'était presque le retour de la relation
fusionnelle (trop ?) sans non-dits et trahisons

Manuela était sa meilleure amie,
depuis qu'elle était arrivée dix ans plus tôt.
Elle ne parlait pas bien français donc personne
ne parlait avec elle, sauf Léopoldine,
qui n'avait pas besoin de mots pour comprendre
et qui avait glané un peu de portugais.

Elles passaient des heures à s'imaginer
à Poudlard et à faire des duels de sorts
et des grands bals de princesses (presque) russes
ou à remixer des comédies musicales,
à flâner en songes dans les rues de Paris
ou dans les plaines de la Terre du Milieu.

Mais bientôt, parler ne fut plus un problème.
(Pour Manuela, en tout cas, pas pour Léo.)

Celle-ci vivait depuis sous la peur qu'elle parte,
comme les autres, les autres courtes amitiés
(trop intenses, car Léo les brûlait trop fort)
arrachées par quelqu'un de mieux, qui grandissait.

Axell, sans doute, avait grandi normalement.

Léo s'accrocherait toujours à un passé
qu'elle ne connaissait pas, ne connaîtrait jamais.
Une adulte trop vite, une enfant pour toujours,
mais pas de transition entre l'eau et l'huile.

La jeune fille n'avait jamais cru à l'Amour,
à cause de Natasha Rostov et d'Eugène
Onéguine. Les gens changeaient comme le vent
parce qu'ils cherchaient mieux et puis ils regrettaient.
Toujours sur des coups de têtes d'éoliennes
déracinées. Elle pensait qu'Emma le savait :
l'amour étaient une fable pour enfants.

Peut-être Manuela l'avait oublié
ou Axell avait égaré sa mémoire.

En tout cas Emma l'avait oubliée, elle, 
mais Léo n'arrivait jamais à oublier
quoi que ce soit : ni ses bonheurs, ni ses erreurs.

Elle ne lui en voulait pas du tout, seulement
Emma était la seule qui la comprenait.
(Les étoiles savaient qu'elle était difficile
à comprendre, presque difficile à aimer.)

Alors pourquoi Axell avait dû la choisir
elle
parmi toutes les personnes disponibles ?

Axell avait tant de monde et maintenant
Léopoldine n'avait personne d'autre.
Le mauvais augure du nouvel an était là.
À présent, même Samuel était distant.

Elle l'observa à travers le rétroviseur :
il fixait la fenêtre, imperméable.

« Léopoldine, chérie, je te parle. »

QU'ART'ZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant