32 • JUN JINZAI • du vide

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Cela faisait un long moment,
vraiment,
que Jun Jinzai n'avait pas écrit quelque chose dont il fut satisfait.

En effet,
pendant de longues semaines,
ça n'avait été que brouillons, ou quelques mots qui s'égrènent
sans fond, forme, ou structure.
Des phrases éparpillées sans aucun futur.

Terrible joug atrophié de l'hiver.

Qu'en faire ? Qu'en faire ? Qu'en faire ?

C'était si peu, pas assez pour vivre à travers.
Un jeûne prolongé.

Néanmoins, il recommençait à manger.
Ou plutôt, à nourrir la machine.
Il était une locomotive à l'arrêt, aux mécanismes rouillés, et la première pelletée de charbon n'était pas assez pour ébranler le mastodonte de la Bête Humaine : il fallait plus, plus, et chaque phrase arrachée, chaque phrase partait en fumée et nourrissait le foyer. Les cent premiers mots étaient toujours les plus difficiles. Enfin, les roues avaient grincé, elles ne résistaient pas à l'appel et tournaient, maladroitement, péniblement, mais elles tournaient, millimètre par millimètre et les lettres devenaient des mots, devenaient des phrases, des paragraphes, un texte, une nouvelle et la machine continuait à filer, sifflant son approche destructrice car rien ne pourrait arrêter le bolide à présent, non, rien ne pouvait arrêter sa fureur d'écrire qui fondait dans sa bouche comme le réconfort âcre des cigarettes : il était ce long tube fumant qui se consumait en tuant. Et il vivait.

Soigneusement, il avait recopié chaque phrase sur le carnet.
Oui, peut-être
n'était-ce pas parfait,
mais la perfection n'existait pas de ce côté de l'univers
et ce qu'il avait écrit distillait la prose dans les vers
déraillait les dialogues pour mieux aligner les rails du texte...
Bref, l'occasion n'avaient été qu'un prétexte
pour lui permettre de retrouver la foi :
le sentiment cristallin, mais fiévreux à la fois,
d'un travail bien fait, tout en subtilités,
monté des arabesques ciselées et des bourrasques argentées
d'une nouvelle qui, sur la poésie, s'était alignée.

Jun Jinzai avait mal au poignet.

Précautionneusement, il roula plus loin pour se transférer dans son lit.
Le téléphone indiquait 00:53 lorsqu'il envoya la conclusion à Mellie.
La jeune femme était en fait devenue, avec Hélice, sa compagne des insomnies
et des inspirations miracles dans les silences de minuit.
Leurs conversations ressemblaient à des rêves effilochés,
des néons crus de vulnérabilité et des velours,
des mots qui seraient désincarnés sous le jour.

Depuis cette histoire de voyage, et le projet de la Saint Valentin,
iels s'étaient un peu rapproché•es, en collègues. Il avait trouvé les mots, elle les avait teints
de mille couleurs.

Iels ne s'étaient pas attendu•es à un tel succès, comparé à celui des fleurs,
pour des cartes anonymes.
Jun supposait que c'était une façon, pour les amoureux, de ne pas devoir composer eux-mêmes leurs rimes.

(Et une façon, pour lui,
d'écrire innocemment les mots qu'il brûlait de dédier à la future élue de ses nuits.
Guérir le manque d'amour par des mots d'amour.
Axell s'en moquait tous les jours.
Iel lui disait que ça ne servait à rien de prévoir, à l'avance,
d'être un bon copain : quand on aime, on s'élance,
et qu'il ferait mieux, au lieu de mettre son estime de lui
en attente d'une jeune fille
de s'écrire à lui-même un poème qui ne lui arriveraient pas à la cheville.)

Mélissa était plus patiente, parfois plus gentille.
Leurs arts s'étaient nourris
entrelacés, souri,
chacun supportant l'autre comme... comme des tuteurs à tomates.

Lui aussi avait reçu une carte,
d'ailleurs, sûrement un tour d'Axell.
Mais ça le triturait toujours un peu,
un tout petit peu.

QU'ART'ZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant