27 • MÉLISSA • d'un bleu

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La nuit tombait encore rapidement à la mi-janvier et arrachait les couleurs au monde dès six heures. Mélissa resserra les pans de sa veste. Son sourire s'était évaporé dans le nuage gris que creusait son souffle. Beaucoup de formes bougeaient dans les lueurs couleur de bière qui s'échappaient des bars. Sa main était crispée sur le métal blanc des clés et ses battements de cœur accélérèrent le battement de ses pas.

Aussitôt, elle ralentit, prenant du recul sur sa réaction. Qu'était ce bleu nuit-mauve soudain ? Ce rouge-orange vif de l'affolement ? Elle habitait là. Elle était chez elle. Elle rentrait chez elle après avoir été à Bruxelles visiter Cindy. Elle avait passé une journée jaune soleil aux éclats rosés et les vitres du train lui avaient offert un coucher de soleil époustouflant. Tout allait bien. Elle rentrait chez elle.

Mélissa dut alors traverser une bulle de vague lumière brune dans laquelle un groupe d'hommes braillards bloquaient le trottoir.

« Eh, ma jolie ! »

La clé, la clé dans la serrure. La clé griffait la serrure. La clé entrait dans la serrure. Les bruits autour d'elle étaient engloutis et déformés, comme sous un océan noir secoué par les vagues de son cœur. 

Arrête. Arrête arrête arrête. Tu es chez toi. Tout va bien. Rentre dans ton appart, dans ta chambre, tu es chez toi, pourquoi t'es comme ça pourquoi ?

Ces vagues paroles rassurantes étaient presque inaudibles, d'un jaune beurré qui tirait vers un blanc indifférent. Elle avait l'impression que le sol tanguait sous ses pieds et monter les marches lui donnait une étrange nausée. Ça battait, sous sa langue. Un marteau d'un violet très profond frisant avec le bleu royal et l'indigo. Ça battait contre tout son corps, à l'étouffer, comme un poulpe aux ventouses flasques dont la tête serait au cœur.

Sa chambre était grise.

Elle se débarrassa, prit son portable, activa les réseaux sociaux pour se changer les idées et revoir les photos prises l'après-midi même avec Cindy et Alice. Mais ça ne partait pas, ce blocage dans sa respiration. Pourquoi ? Pourquoi ?

Elle savait pourquoi. C'était à cause de l'autre fois, des autres types, de leurs remarques ignorées, de leurs poings, de son incapacité à répondre parce qu'elle ne voulait pas créer plus de problèmes, de sa fuite. Encore maintenant, elle fuyait le sentiment, ce sentiment qui la prenait souvent, à présent, à la nuit tombée. Ce sentiment qui tachait d'encre le beau rouge-rose de son assurance. Ça lui donnait la nausée. Une nuit au milieu de centaines d'autres tranquilles. Une nuit, des légendes urbaines, des lointaines histoires catastrophiques, et tout ça était plus fort que toutes les nuits réelles et sans problèmes. Comment les avait-on ainsi toutes asservies sous cette peur de l'obscurité ? 

Elle devait le surmonter. Ce n'était pas elle de se laisser faire, comme ça. Elle ne devait pas avoir peur, elle se détestait d'avoir peur. Mais fuir le sentiment ? L'étouffer comme elle en avait étouffés cent autres sous un masque en carton ? Il reviendrait encore plus tenace, encore plus violent, comme maintenant. Peut-être que c'était de sa vulnérabilité qu'elle avait le plus à gagner.

Mélissa ramena les couleurs dans la pièce en allumant la lumière. Blanc-jaune diffus qui se déclinait en arc-en-ciel contre les murs parsemés d'images. Sauf un. Un seul mur blanc chevauché d'une table. Pour éviter que les couleurs s'éparpillent. Pour qu'elles se réfugient toutes sur la feuille. Un pinceau entre les dents, un crayon dans les cheveux, elle alla remplir un petit verre d'eau – surtout ne pas boire dedans, après. La palette improvisée aux taches incrustées fut adornée de nouvelles crottes de peinture. Soupir tremblotant.

Puis, le pinceau sur la feuille.

Une silhouette aux contours noirs, décharnés. Sous les côtes, du rose. Du rose doux et du rose violent et du rouge et du jaune. Les côtes réunies au sternum par un cadenas décharné. Allez, sèche, sèche. Mélissa agitait la main au-dessus, comme si les reflets humides allaient devenir mats par le seul fait de sa main. Patience. Savourer la couleur du temps.

QU'ART'ZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant