34 • MANUELA • du bal rhéto

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Orchestrer l'anniversaire surprise de Léopoldine deux semaines auparavant paraissait presqu'un jeu d'enfant par rapport au bal rhéto, malgré l'aide du reste du comité. Maintenant que tout était en place, Manuela n'était toujours pas au repos, s'échinant derrière le bar improvisé pour servir des boissons commandées par-dessus les basses assourdissantes de la musique.

« Je vous sers quelque chose, monsieur Delheuze ? cria-t-elle au professeur de philosophie qui semblait légèrement dérouté.

-Juste de l'eau euh... Emmanuelle.

-Moi c'est Manuela, monsieur !

-Hein ? Oui, bien sûr. Dites, vous ne trouvez pas que ce... bruit que vous appelez musique s'appauvrit d'année en année ?

-Je vous avoue que celle-là n'est pas mon style préféré mais si vous voulez vous pouvez demander au DJ qu'on vous passe une chanson, c'est un euro. Voilà votre eau.

-Ah, cher monsieur Delheuze, voyez l'ingéniosité de cette jeunesse toute pétrie de marketing ! rappliqua monsieur Arnaud, le jeune prof de français . Avouez que c'est bien pensé : mettre de la musique atroce pour que vous soyez prêt à payer pour la changer !

-Oh, je ne me mêle pas de ça, qu'ils aient donc leur soirée si ça les amuse. De toute façon, rien ne ramènera l'époque où on dansait proprement. »

Manuela sourit, repensant à Léo si déçue qu'on ait aboli les "vrais bals" comme à la russe. Au moins là, avec des pas imposés, aucun risque de ne pas savoir que faire. Pour une fois, son amie se serait bien entendue avec Delheuze.

« Voyons, Guillaume, c'est pour la bonne cause : récolter de l'argent pour voyager et s'ouvrir l'esprit à de nouveaux horizons. C'est certainement là un objectif qui vaille tous les dérangements. s'emballa Arnaud avec lyrisme et grands gestes, étouffé par la musique électro.

-D'ailleurs c'est trop génial que vous veniez en voyage avec nous, monsieur. reprit Emma, amusée. Et monsieur Delheuze aussi, bien sûr. Erm, vous voulez quelque chose à boire ?

-Pardonnez-moi, je vous encombre dans votre tâche à rester planté là. Servez-moi donc un coca. Une bière ne serait pas avisée pour rester alertes dans notre importante vigile de cette nuit.

-Bien sûr. rit-elle en servant un nouveau verre.

-Sinon, c'est un honneur, Manuela, de pouvoir partir en voyage avec votre génération. Vous apprenez des visites et moi j'apprends de vous. » conclut son professeur préféré avant d'entraîner Delheuze plus loin, se sacrifiant pour une discussion houleuse sur les jeunes d'aujourd'hui.

Manuela replaça une mèche de cheveux échappée de son chignon et alla déposer les bouteilles vidées dans un bac. Tout était tellement déroutant ! Une soirée dans son école, le soir, avec les profs qui se baladaient et surveillaient sans jamais pouvoir rien dire, découvrant, sans doute, le vrai visage de leurs élèves... Ses repères dans les bâtiments étaient déformés par le nouvel arrangement et les éclairages mouvants, par les sons qui surpassaient de cent fois le seuil autorisé des bavardages. C'était comme découvrir la face cachés d'une personne si intègre qu'elle en devenait insoupçonnable. Elle flottait dans un rêve déformé. Par-dessus tout, il y avait là à peu près tous ses potes de Namur. Léopoldine, le groupe d'Axell, celui d'Amélie et de Camille, celui du théâtre, ses camarades de classe et du tennis, quelques voisins... Tous ces gens se fondaient dans un impossible crossover qui se secouait plus loin, tacheté de néons mauves verts et jaunes. Comment concilier la madame Derycke vue par les profs, l'Emma de ses amies, la maman Emma de sa troupe et la Manu de celleux dont elle était le plus proche ? La jeune fille reprit une goulée de sa bière, profitant d'un improbable moment de calme. Il était à peine vingt-deux heures trente, mais tout le monde aspirait à se bourrer la gueule au plus vite pour oublier le cadre sévère.
Bientôt, enfin, Aloïs viendrait la remplacer.

QU'ART'ZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant