25 • SAMUEL • de la chance

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Samuel balança son stylo sur sa table et Nahla, sa voisine, sursauta avlui jetant un regard courroucé et vaguement inquiet. Le garçon croisa les bras et fixa son professeur, la mâchoire coincée. Il espérait sincèrement que ses yeux se transformaient en dragons et consumeraient le reste de la classe et du monde.

Il n'en pouvait plus. Vraiment plus. Il pouvait faire tous les efforts qu'il voulait, ce n'était jamais assez. Était-il censé être un surhomme ?

Comment pouvait-il à la fois regarder le professeur qui signait et prendre note de ce qu'il disait ? Était-il censé percevoir les mouvements de l'air pour deviner ses signes ? Ou alors écrire sans regarder sa feuille et avoir des notes diagonales qui s'échoueraient sur son banc ? Ou mémoriser tout ce que le prof disait ? Il loupait la moitié des explications, il ne comprenait rien du tout à la matière... à quoi ça servait, bordel ? À passer des années enfermé pour des connaissances qui ne serviraient jamais dans sa vie ? Samuel arrivait la plupart du temps à écrire en gardant les mains du professeur dans la limite de son champ de vision mais ce jour-là, depuis les vacances, c'était juste intenable.

Comment faisaient les sourd∙es dans des écoles pour entendant∙es qui devaient lire sur les lèvres de profs imbéciles qui parlaient trop vite ou tournaient le dos en parlant pour écrire des choses au tableau ? Pourquoi personne ne s'en plaignait ? Pourquoi est-ce que « c'était comme ça » ? Pourquoi était-il censé travailler deux fois plus que tout le monde parce qu'il devait choisir entre comprendre la matière et risquer de l'oublier ou essayer de l'écrire pour la réviser plus tard sans pouvoir poser de questions ? Pourquoi devait-il gratter des notes à tout le monde en sachant que la moitié ne lui répondrait pas ou l'oubliait ? Devait-il juste encaisser et se taire comme si c'était de sa faute s'il était sourd dans un monde entendant ? Ou alors on ne voulait juste pas s'encombrer des sourd∙es dans l'enseignement supérieur alors on les éliminait juste comme ça le plus tôt possible ? Il n'en savait rien, même si ces questions venaient tout le temps le hanter quand il décrochait. Il savait qu'il pouvait apprendre et être plein de connaissances aussi bien que tout le monde. Mais pas comme ça. Il se sentait plus que jamais superflu.

Terrible erreur. Il avait loupé la moitié des explications du professeur et il y avait à présent un schéma incompréhensible au tableau. Seulement un raboutcha rageur sur sa feuille. Il l'aurait chiffonnée et déchirée et balancé à la gueule du prof s'il n'avait pas assez de problèmes comme ça.

Lorsque tout le monde s'agita et qu'il comprit que la fin de la journée avait sonné, il jeta toutes ses affaires n'importe comment dans son sac -tant mieux si les feuilles se pliaient- et se précipita à la sortie sans faire attention ni aux bousculades, ni à son professeur et Nahla qui s'approchaient avec un air consterné.

Ce n'était plus la mini rouge mais l'imposante Audi noire qui attendait dans le petit parking en face du palais de justice qu'il avait rapidement rejoint. Son père lui adressa un sourire quand il s'installa à la place du passager. Il portait ce jour-là un simple pull et son menton était pointillé d'un début de barbe. Ses cheveux grisonnants étaient savamment agencés pour cacher l'avancée de sa calvitie tandis que les branches de ses lunettes dissimulaient les pattes d'oie au coin de ses yeux et soulignaient un regard gris. Son visage avait la teinte rougeaude d'une peau blanche trop exposée au soleil.

« Pourquoi t'es là, toi ? » oralisa le garçon.

« Mon séminaire s'est fini plus tôt que prévu, commença joyeusement l'homme. Et comme j'étais à Anvers déjà ce weekend j'ai-»

Sérieusement ? Il était évident que la fenêtre était tellement plus intéressée que Samuel par ses divagations du travail mais, tout de même, c'était son père, il était censé savoir qu'il devait le regarder en parlant. Ses doigts fins, les doigts dont Samuel avait hérité, auraient pu au moins composer le code morse au lieu de tapoter aléatoirement les contours du volant. Ou même, sait-on jamais, elles auraient pu apprendre à signer correctement. Était-ce un énième défi pour que le garçon apprenne à lire les lèvres sur le reflet entrechoqué de la vitre ? Au-delà, venaient Léopoldine et Manuela. De toute façon être sourd avait d'énormes avantages quand on n'avait effectivement pas envie d'écouter les autres.

QU'ART'ZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant