Victor tenait Lucille contre lui, la respiration haletante, son seul œil valide écarquillé rivé sur la jeune fille et le cœur cognant violemment contre ses côtes, choqué par ce qu'il venait de se produire.
D'ailleurs, que s'était-il produit exactement ? Il ne comprenait pas vraiment ni ne réalisait.
Il sortait du Palais de Justice après que sa condamnation ait été rendue, une peine très légère surtout au regard des actes qu'il avait commis mais, comme Lucille le lui avait affirmé, la Cour avait été touchée par sa terrible histoire et avait compris qu'il n'était qu'une victime de plus de la haine envers les magiciens et la différence plus largement. Il s'en réjouissait donc avec Lucille, la main de la jeune fille serrée dans la sienne et son magnifique regard si doux le réchauffant de l'intérieur alors qu'elle le posait sur lui.
Encadrés de deux policiers et les camarades de l'institut Belforde de Lucille quelques mètres derrière eux, à ce qu'il lui semblait, ils avaient franchi la porte.
Puis tout s'était enchainé si brutalement et subitement que l'événement en était brouillé dans sa tête, phénomène sans doute renforcé par le violent choc.
Alors qu'ils sortaient sur le parvis du Palais de Justice, un homme avait surgi de la foule des journalistes qui braquaient leurs caméras sur Victor tout en lui posant des questions en l'invectivant par son nom. Comme il était arrivé du côté de son œil aveugle, Victor ne l'avait pas remarqué immédiatement, pas plus que l'arme qu'il brandissait en hurlant des mots haineux à l'encontre des magiciens. Contrairement à Lucille.
Victor l'avait soudainement vue se jeter devant lui alors qu'un fort bruit claquait simultanément et la jeune fille s'était écroulé. Victor l'avait vue chuter comme au ralenti et il l'avait rattrapée dans ses bras.
Focalisé sur Lucille, il n'avait pas prêté attention aux deux agents qui s'étaient rué sur le tireur pour lui arracher son arme et le plaquer au sol pendant que la foule se dispersait en criant, cédant à la panique. Il ne s'aperçut pas plus des amis de Lucille qui les entouraient, dans tous leurs états, alors qu'il secouait la jeune fille pour tenter de la réveiller mais, évidemment, en vain.
Il ne s'intéressa pas plus à l'inspecteur Guyon qui vint précipitamment vérifier le pouls de Lucille, prête à lui dispenser les premiers secours, mais ça aurait été en inutile, il était trop tard. La balle l'avait touchée en plein dans la poitrine.
C'était ce que l'inspecteur Guyon lui répétait d'une voix douce en le tenant par les épaules depuis plusieurs secondes maintenant mais c'était comme si il ne l'entendait pas. Il appelait Lucille en caressant ses cheveux frisés tout en sanglotant des paroles incompréhensibles en anglais alors qu'il commençait doucement et douloureusement à réaliser.
Autour de lui, les élèves magiciens étaient perdus et choqués, comme ils n'avaient pas assisté à la scène. Ils échangeaient des regards écarquillés, les mains tremblantes, ne comprenant pas même si ils avaient parfaitement entendu l'inspecteur Guyon.
S'efforçant de se reprendre, Gabriel s'agenouilla à côté de Victor pour doucement fermer les paupières de Lucille, restées ouvertes, sur son regard vitreux. Alors qu'il vit les yeux de Lucille se fermer pour toujours, qu'il saisit qu'elle ne le regarderait plus avec toute cette tendresse et cette douceur qui l'avaient tiré de cette abîme de malheur et de détresse dont il était prisonnier, Victor se sentit sombrer.
C'était comme si une masse sombre, froide et gluante se refermait sur lui, s'infiltrant dans ses poumons en le noyant mais sans lui accorder la délivrance de la mort. Il avait un énorme trou béant au creux de la poitrine, au même endroit que celui où Lucille avait reçu la balle, pulsant d'une douleur qui ravivait celle de la perte de sa famille. Il se sentait comme un écorché vif.
Soudainement, la digue qu'il avait dressée pour empêcher la colère et la vengeance de devenir ses guides, qui les gardait tout au fond de lui pour qu'elles n'influencent pas sur son jugement ou ses idées, pour rester sur le bon chemin, céda. Il fut submergé par une immense vague uniquement faite de rage et de haine pures qui emporta tous les vestiges de sa résolution à se rendre et de ne plus lutter pour les magiciens de cette manière.
Un grondement de bête blessée jaillit de sa gorge et il se mua en hurlement d'animal enragé lorsque, lâchant Lucille, il se jeta sur l'homme qui avait tiré. Les policiers n'eurent pas le temps de réagir.
D'un simple contact d'à peine une seconde, il vola l'ombre du tireur. Devinant ce qu'il allait faire, Aleksy voulut intervenir pour empêcher les choses d'empirer davantage mais il ne fut pas suffisamment rapide.
Contrôlé par Victor, l'homme reprit son arme aux agents et, plaçant son canon contre sa tempe, il tira. L'homme s'affaissa lourdement mais Victor ne se sentit nullement apaisé. Au contraire, la rage le consumait et des larmes brûlantes se répandaient sur son visage depuis son œil gauche.
Réagissant, même si cela leur coûtait dans ces circonstances, les inspecteurs Guyon et Carmody dégainèrent leurs propres armes pour en viser Victor en le sommant de stopper et de se rendre, imités par leurs collègues en uniformes et par les agents de sécurité du Palais de Justice.
Victor demeura immobile un instant au-dessus du corps du tireur, ce qui laissa croire qu'il n'allait rien faire de plus mais, alors que des policiers se rapprochaient dans le but de le maîtriser, il se retourna soudainement pour en attraper deux par le bras et, à la subite raideur qui les saisit, tous comprirent qu'il leur avait arraché leur ombre.
Le stopper s'avéra bien plus compliqué qu'avec un contrevenant ordinaire car, à chaque personne qui s'approchait pour tenter de le neutraliser, Victor s'emparait de son ombre et la forçait à repousser les autres agents. Quant à ceux postés plus loin qui auraient pu tirer, notamment les inspecteurs Guyon et Carmody, ils hésitaient.
Premièrement car, avec toute l'agitation autour de jeune homme, avoir un angle de tir se révélait très difficile, ils risquaient de toucher l'un de leurs hommes et, deuxièmement car abattre Victor était la dernière chose qu'ils souhaitaient, la pire manière de conclure ce tragique événement. De toute façon, l'occasion ne se présenta pas.
Considérant certainement qu'il avait suffisamment de personnes sous son contrôle autour de lui, Victor les força à s'attaquer aux anti-magiciens présents dans la foule, restée sur place pour observer ce qu'il se passait par curiosité, repérables par les pancartes aux messages intolérants qu'ils brandissaient.
Rapidement, ce fut une véritable bataille à mains nues, une émeute, à laquelle les magiciens de l'institut Belforde assistèrent depuis les marches du Palais de Justice, en état de choc après cet enchaînement, formant un léger cercle autour du corps de Lucille. Ils furent cependant bien obligés de réagir lorsque, l'émeute prenant de l'ampleur, plusieurs personnes, adhérant probablement à des idées anti-magiciens, se dirigèrent vers eux avec des intentions clairement agressives.
Se reprenant parmi les premiers, Eléa usa de ses pouvoirs, plus par réflexe que par réelle volonté, poussée par l'urgence, et elle fut surprise lorsqu'elle découvrit du sang, celui de Lucille, s'élever en volutes autour d'elle.
Se sentant mal d'utiliser le sang de la jeune fille mais jugeant qu'elle n'avait guère le choix en ce moment, elle soumit rapidement le liquide rouge à ses pouvoirs. Préférant ne pas en faire une utilisation trop agressive pour éviter d'aggraver encore davantage la situation, elle se contenta de confectionner un lacet qu'elle tendit au travers des marches, faisant chuter leurs attaquants mais cela ne leur accordait que quelques secondes de répit.
Saisis un à un par l'urgence, ils se reprirent et décidèrent d'un commun accord qu'il valait mieux ne pas rester là et plutôt trouver un lieu sûr. Seulement, Sylvain était toujours sous le choc, comme eux tous, mais le garçon, lui, était incapable de réagir.
Il demeurait paralysé, les bras serrés autour de lui, ses yeux blancs écarquillés luisants de larmes fixés sur le corps de Lucille et se balançant légèrement d'avant en arrière. S'efforçant de le faire revenir à lui, Marianne le secoua en l'appelant, sans grand succès, pendant que les autres tentaient de contenir les anti-magiciens grâce à leurs pouvoirs.
Finalement, jugeant qu'ils n'avaient pas le temps d'attendre que le garçon revienne à lui, Adriel le souleva, aidé par Irwan, et ils se précipitèrent vers le premier refuge qu'ils avaient à disposition : l'intérieur du Palais de Justice. Couvrant leur fuite, Léo se tint en arrière et invoqua un jet de flammes qui jaillit vers le ciel depuis sa paume, cherchant seulement à repousser leurs attaquants en les impressionnant, non à les blesser.
L'action eut l'effet escompté. Dans une exclamation effrayée, la masse agressive eut un vif mouvement de recul et certains chutèrent même en arrière.
Se précipitant pour rejoindre ses camarades, Léo les suivit dans l'une des salles du tribunal au hasard, le seul critère étant de pouvoir en bloquer l'accès par une porte fermée dont ils renforcèrent la protection par des fauteuils. Depuis cet abris improvisé, la rumeur de l'émeute leur parvenait étouffée mais elle ne semblait pas se calmer.
Alors qu'ils étaient à présent en sécurité, que leurs soucis premier n'était plus de fuir ou de se protéger, ils prenaient véritablement conscience de ce qu'il venait de se produire en un impact violent, comme une gifle d'une force inouïe.
Lison se laissa tomber au sol, suivie par Nolwenn que soutint Adriel, Sylvain resta dans le même état, Raphaël se tassa dans un coin, la tête dans les mains, Irwan avait les yeux écarquillés sous les verres de ses lunettes et regardait en tous sens comme à la recherche d'une explication, Alana s'acharnait contre l'un des murs qu'elle frappait de ses poings, Marianne s'efforçait de se concentrer sur autre chose en apaisant une Roxanne proche de l'hystérie, Léo serrait les poings à ses briser une phalange, Aleksy se tenait appuyé à côté de la porte, le menton sur la poitrine et Eléa gardait le visage enfuie contre l'épaule de Gabriel, qu'elle sentait trembler contre elle, comme pour ne pas voir tout ce qu'il se passait, s'enfuyant dans une sorte de dénis, mais tous pleuraient en silence.
Après quelques minutes ainsi dans cette ambiance de désespoir, les sons qu'ils captaient depuis l'extérieur changèrent.
A la place de ces échos d'affrontement, de ces cris, de ces appels, un bruit de sirènes stridentes les couvrit et une voix déformée par un mégaphone intima à tous de cesser et de se rendre. Apparemment, les renforts de la police étaient arrivés en force.
Rapidement, tout sembla rentrer dans l'ordre et la situation fut maîtrisée.
VOUS LISEZ
Les Yeux du Pouvoir - Tome 4 : Vert Ombre [Terminé]
ParanormalTrois ans se sont écoulé depuis la mort de Lucille. Traumatisé par celle-ci, Victor a refusé de se rendre et Saint-Théophile est aujourd'hui une véritable zone de non-droit désertée par sa population où s'affrontent les suprématistes magiciens, men...