Chapitre 3 - Trois ans plus tôt [5/6]

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« Et ben, si on avait de quoi boire, je proposerais un toast en l'honneur de l'inspecteur Carmody ! Lança Irwan lorsque Belladone eût terminé de relater la façon dont elles avaient pu fuir le poste de police.
- Ouais, je dois avouer que c'est un brave type, même si je pouvais pas l'empaffer au début. Acquiesça Salim.
- Tu l'aimais pas ? S'étonna Lison.
- Il m'a accusé des meurtres !
- Ouais, enfin, ça, on l'a tous plus ou moins fait. Défendit Alana.
- Bon, c'est passionnant, vraiment, les interrompit Belladone, mais faudrait peut-être que vous décidiez de ce que vous allez faire, vous croyez pas ? Parce que vous allez quand même pas squatter chez moi pendant huit ans.
- Non, t'as raison, approuva Salim, surtout qu'on te connait pas.
- Pour une fois, je suis d'accord, appuya Alana. T'étais quand même en tôle, pourquoi ?
- Ça, ça me regarde, déclara catégoriquement Belladone, et, si ça vous pose un problème, vous avez qu'à vous tirer. Vous avez tellement de personnes chez qui vous réfugier de toute façon, pas vrai ?

L'ironie mordante de Belladone ne fit rire personne.
D'ailleurs, elle-même ne se fendit pas d'un sourire, pas même un en coin sarcastique. En autre réaction, certains serrèrent les poings et d'autres haussèrent les épaules mais tous échangèrent des regards résignés et impuissants car la jeune femme avait plus qu'entièrement raison.
Ils n'avaient aucune autre cachette à disposition. C'était d'ailleurs bien pour cela qu'ils étaient venus ici sur invitation de Shikou. Sans compter que la situation à l'extérieur ne semblait pas se calmer, bien au contraire, et qu'ils n'avaient donc pas d'autre choix que de rester sans rien pouvoir exiger de Belladone sur son identité.
Il leur fallait donc accepter l'idée de s'installer, même seulement momentanément, au moins une nuit, le temps de décider ce qu'il était le mieux de faire, chez une possible criminelle.
De toute manière, comme elle l'avait elle-même fait remarquer au téléphone, entre une tueuse, certes involontaire, une dépendante à toutes sortes de choses, un jeune homme ayant déjà deux tentatives de suicide à son actif, une ancienne délinquante juvénile qui présentait toujours un léger soucis face à l'autorité et, plus généralement, un groupe de magiciens qui n'assumaient pas forcément ce qu'ils étaient et qui souffraient plus ou moins de légers déséquilibres pour divers raisons, ils ne pouvaient guère se permettre de faire les difficiles.
Par défaut, ils se résignèrent donc à ne rien savoir sur Belladone malgré les questions et les inquiétudes qu'ils pouvaient nourrir à son sujet.
Du moins, jusqu'à ce que Roxanne, adossée à côté de l'étagère et étrangement demeurée silencieuse jusqu'ici, trouve la réponse à pourquoi Belladone lui semblait familière.
Elle lança avec une expression désinvolte :

- C'est bon, c'est une dealeuse, elle va pas nous assassiner pendant la nuit !
- Hein ? Lâchèrent ses camarades, stupéfaits.
- Comment est-ce que tu... Commença Irwan.
- Peux savoir ça ? Termina Roxanne pour le jeune homme. C'est super simple, les gars, c'est pas comme si vous étiez cons en plus.
- Ça se voit, ce sont des médicaments dans les boîtes, du genre qui créé des accoutumances. Observa Raphaël, étonnant Belladone par sa perspicacité à laquelle elle n'était pas accoutumée, contrairement aux autres qui n'en furent néanmoins pas moins impressionnés.
- Non, Raphi, ça, t'es le seul à pouvoir le deviner d'un regard.
- C'est parce que tu l'as déjà croisée en faisant tes...courses. Comprit Marianne et un léger reproche était audible dans sa voix.
- Ouais, confirma Roxanne avec un hochement du menton. Je suis pas vraiment une cliente mais elle est plutôt connue dans le milieu. Si tu veux te défoncer aux médoc', c'est son nom qui vient en premier.
- Oh, quelle chance j'ai, ma réputation me précède, grinça Belladone. Ouais, je suis comme tout le monde, j'ai besoin de fric pour vivre mais j'ai pas eu de chance et il a bien fallu que je trouve une solution pour survivre et, maintenant, c'est trop tard pour que je puisse en sortir. Donc, ouais, mon boulot c'est de prendre l'argent de types qui sauraient même plus épeler leur nom en échange de leur poison quotidien, de tuer à petit feu des êtres cherchant à repousser toujours plus loin les limites de leurs corps et de se faire planer toujours plus haut et loin, au risque de ne plus revenir. Le pire, c'est que, des fois, c'est juste pour essayer, pour toucher l'interdit mais ils peuvent pas résister à ce venin qui s'instille en eux et ils reviennent, encore et encore, se détruisant, se suicidant lentement. Je suis un poison qui coule dans les veines de tous ces camés jusqu'à les tuer, dose après dose. L'empoisonneuse qui commerce au coin de la ruelle, la fleur mortelle qui tue ceux qui la respirent et qui pousse dans le goudron, c'est moi.
- D'où le surnom de Belladone, la plante vénéneuse préférée des sorcières, déduisit Gabriel, on peut dire qu'il est plutôt adapté, enfin...
- C'est bon, pas la peine de prendre des pincettes avec moi, surtout que j'en prend pas avec vous. En tout cas, je me contente pas de juste revendre tous ces trucs en me fiant à l'étiquette. Je connais parfaitement les effets de toutes sortes de substances du genre alors, même si ma "fonction" principale c'est d'empoisonner les gens, je sais aussi comment les soigner, souvenez-vous en, au cas où.
- C'est comme ça que Shikou arrive à mieux gérer les pensées qu'elle entend, elle est sous l'emprise de médicaments. Devina Irwan.
- Tu veux dire que tu connais quelque chose qui peut...réguler la magie ? S'étonna Léo.
- C'est vrai ? Espéra vivement Salim.
- Si y avait un moyen de bloquer la magie, ça ferait longtemps que ça se saurait. Signala Eléa, ayant elle aussi longtemps souhaité pouvoir supprimer ses pouvoirs, avant d'apprendre à les contrôler grâce à Gabriel.
- Ouais, elle a raison, confirma Belladone. Ce serait trop compliqué de vous expliquer l'action des différentes molécules sur le cerveau et les neurotransmetteur dans la partie qui gère tout ce qui touche à l'ouï et surtout dans la partie qui fait qu'on peut se "parler à soi-même" dans sa tête ou qu'on s'entend penser. Sur une personne normale, sans cette magie, et dont l'état de santé nécessite pas de prise en charge médicamenteuse, ça déclencherait une surdité momentanée. Elle entendrait rien du monde extérieur mais elle aurait de violentes hallucinations auditives, on peut presque dire que ça déclenche un symptôme de la schizophrénie.
- Effectivement, tu t'y connais bien... Souffla Nolwenn.
- Ouais, je sais. Murmura Belladone.
- Ecoute, Shikou, je comprend que tu aies pu vouloir adopter cette solution mais je crois pas que ce soit... Tenta Marianne.
- Non, la coupa la jeune fille, c'est la première fois depuis que mes pouvoirs se sont réveillé que je vis vraiment avec ce qu'il se passe autour de moi et puis...ce qu'il m'est arrivé avec...avec les pensées de Victor...ça me suffit amplement pour tout faire pour plus jamais offrir des prises sur moi à d'autres pensées une nouvelle fois !
- Ça se tient... Reconnut Adriel.
- On va pas non plus en faire toute une histoire, ça nous fait juste une droguée de plus dans le groupe. Marmonna Alana et impossible de savoir comment prendre cette phrase.
- C'est vrai qu'on a plus préoccupant pour le moment. Rappela Lison.
- C'est toujours le bordel en ville ? Demanda Léo.
- On dirait bien. Répondit Irwan après une rapide écoute via sa magie.
- Ça craint... Soupira Nolwenn.
- Qu'est-ce qu'on peut faire de plus à part attendre de toute façon ? Demanda Salim en une question rhétorique.
- Les courses ? Suggéra Irwan en regardant ailleurs.
- Oh ça va, s'agaça Belladone, t'en as encore beaucoup des blagues et des remarques sur ce qui me sert de baraque ? Non parce que ça devient vraiment lou...

Belladone fut interrompue dans son reproche à Irwan par un bruit provenant du couloir, un coup cogné contre la porte, un peu comme si quelqu'un s'appuyait brutalement dessus.
Le plus logique était qu'il s'agissait d'un voisin qui aurait trébuché dans le couloir pour une raison ou une autre, dans le coin, probablement drogue ou alcool, mais, dans la situation actuelle, avec toutes les violences se déchaînant dans les rues, tous songèrent immédiatement à autre chose. Peut-être était-ce des anti-magiciens qui les auraient retrouvés d'une quelconque manière et viendraient s'en prendre à eux, à la recherche de cibles à attaquer.
Ils s'éloignèrent donc tous de la porte en se lançant mutuellement des regards inquiets, entendant du mouvement de l'autre côté.
D'un commun accord, adhérant silencieusement à l'idée par jeu de regards, ils se déployèrent en cercle autour de la porte. Belladone s'empara d'un couteau à lame rétractable initialement caché sous son oreiller – visiblement, l'endroit n'était pas très sûr et traiter avec des drogués en manque nécessitait d'avoir de quoi se défendre – avant de lentement s'approcher de la porte dont elle actionna la poignée, avant qu'Irwan, qui ouvrit la bouche pour signaler quelque chose, ne puisse prononcer un mot.
Le battant pivota sur ses charnières mal entretenues et, avant que qui ce soit ne puisse réagir et même avant que ne leur soit révélé ce qui se trouvait dans le couloir, quelqu'un s'affaissa contre Belladone. Certainement s'appuyait-il contre la porte.
Le premier réflexe de la jeune femme, quelque peu paniquée, fut de tenter de se défendre avec sa lame mais, reconnaissant "l'agresseur", Léo s'empressa de les séparer avant qu'il ne soit davantage blessé qu'il ne l'était déjà.

- Aleksy ? S'exclama Lison, formulant à voit haute la surprise de tous.
- Salut !

Lança le jeune homme aux yeux si foncés, comme si la situation était tout à fait ordinaire et qu'il s'agissait là d'une visite des plus banales, avant de marmonner quelque chose en polonais en se prenant le crâne dans les mains et titubant légèrement en arrière.
Léo alla pour le soutenir, étant certainement le plus apte à supporter la grande taille d'Aleksy avec sa stature plutôt développée, mais le jeune homme se reprit et assura que tout allait bien d'un signe de la main, même si ça n'avait pas réellement l'air d'être le cas.
Il s'était de toute évidence retrouvé au centre d'un des affrontements qui éclataient un peu partout en ville, comme en témoignaient le sang au coin de sa narine gauche précipitamment essuyé, l'hématome à sa pommette et la déchirure à la manche de sa veste. Il n'avait certainement pu s'en tirer que grâce à l'usage de sa magie, d'où sa fatigue manifeste.
Rassurés de constater qu'il ne s'agissait que de lui et non d'un danger supplémentaire auquel faire face, les autres se resserrèrent autour de lui, contents de le voir et qu'il aille bien. Lorsqu'ils avaient découvert l'institut cernée, ils avaient craint pour la sécurité de ceux y restant et ceux y étant rentrés quelques minutes avant eux.
Même si Aleksy n'était pas complètement un membre du groupe des plus âgés, comme Gabriel ou même Adriel, il faisait néanmoins partie de l'institut d'une certaine manière et c'était quelque chose qui comptait, surtout en ce moment.
Un bras autour de ses épaules, le soutenant malgré son refus précédent, Léo l'accompagna à l'unique chaise. Le magicien s'y laissa lourdement tomber alors que Belladone rangeait la lame de son couteau qu'elle fit disparaître dans la poche de son blouson, se résignant accueillir une personne supplémentaire dans son taudis.
Après quelques secondes de silence, Aleksy réclama quelque chose à boire. Avec un regard intimant à Irwan de se garder de tout commentaire sur l'appartement, Belladone récupéra l'une des deux bières, seule "nourriture" dans la cuisine, et la lança à Aleksy. La réceptionnant habilement malgré son état, ce dernier l'appliqua sur son front, profitant de la fraicheur, seulement relative car le réfrigérateur ne fonctionnait plus de façon optimale – avait-il seulement fonctionné un jour correctement ? - pour apaiser la douleur, puis il l'ouvrit, et prit une première gorgée.
À présent qu'il était installé, Gabriel alla pour refermer la porte mais Aleksy le retint en les informant, quelque chose qu'il avait oublié de faire en entrant :

- Attend, je suis pas venu seul !

Intrigués, Gabriel et Alana, les plus proches de la porte, sortirent dans le couloir. La personne qui accompagnait Aleksy, d'après ce dernier car personne ne l'avait remarquée avant qu'il ne le signale, n'était pas visible dans l'embrasure et devait donc se tenir en retrait dans le couloir.
Les autres se rapprochèrent, se demandant également de qui il s'agissait. Ils virent leurs deux camarades marquer un léger temps d'arrêt et échanger un regard, stupéfaits, puis ils disparurent de leur champ de vision, masqués par le mur.
Le son de froissement de tissu leur indiqua qu'ils devaient probablement ramasser le fameux quelqu'un puis Gabriel revint en premier. Il maintint la porte largement ouverte et permit à Alana de passer plus aisément alors qu'elle portait, plus qu'autre chose, Victor qui semblait presque inconscient.

Les Yeux du Pouvoir - Tome 4 : Vert Ombre [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant