Chapitre 24 - Abandon [2/2]

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Tout en terminant de réunir l'important, Eléa sentait les larmes lui monter aux yeux pour plusieurs raisons : le soulagement de se faire libérer de cette situation douloureuse, le fait que ce soit Gabriel qui lui offre cette chance de s'enfuir, le remord de tout abandonner derrière elle, y compris ses amis, la fatigue, l'envie de retrouver une vie plus simple où la violence et la haine ne semblaient pas endémiques.
Lorsqu'ils eurent terminé, Gabriel saisit Eléa par la main pour l'entrainer à sa suite. Après avoir traversé la nouvelle salle commune, Gabriel continua dans la galerie, dépassant les frontières qu'ils avaient imposées pour délimiter l'espace qu'ils occupaient.
Eléa fronça à nouveau les sourcils et elle ralentit, freinant Gabriel qui serrait sa main dans la sienne. Circonspecte, elle fit remarquer au jeune homme qu'ils s'enfonçaient dans la mine. Tout en reprenant le rythme de leur marche, Gabriel lui expliqua que, sur les conseils d'Aleksy, il comptait suivre la galerie sur plusieurs kilomètres jusqu'à une bouche d'aération qui leur permettrait de sortir puis que, ensuite, ils se rendraient à l'adresse indiquée par Aleksy où on leur fournirait de l'aide.
Tout en lui rapportant la conversation qu'il avait eu avec Aleksy, Gabriel montra la carte à Eléa pour la rassurer sur ce qu'il faisait : il savait où il allait et ils ne s'égareraient pas. Eléa acquiesça à ces explications, faisant confiance à Gabriel. De toute manière, dans les circonstances et son état émotionnel actuels, elle aurait certainement pu suivre n'importe qui lui permettant de faire cesser cette horreur autour d'elle.
Resserrant ses doigts sur ceux de Gabriel, elle s'appuya contre lui.
Qu'aurait-elle fait sans lui ? Et pas seulement en cet instant mais pour tout ce qu'il lui avait fallu traverser ces dernières années.
Soutenue par Gabriel, effectuant un pas après l'autre dans ce qui était devenu un automatisme au bout d'un certain temps de marche, dans cette galerie de moins en moins entretenue à mesure qu'ils s'éloignaient du centre principal de la mine où il n'y avait aucun repère de temporalité, Eléa perdit rapidement le compte du temps. Elle se doutait seulement qu'ils avançaient ainsi depuis longtemps, elle le sentait dans ses jambes qui commençaient à peser lourd.
À présent, les autres devaient avoir découvert qu'ils avaient disparu en emportant une partie de leurs effets personnels mais ils n'auraient sûrement pas l'idée de les chercher au fond de la mine, heureusement.
En effet, bien qu'Eléa regrettait de ne pas les avoir salués avant son départ soudain et se reprochait de les abandonner dans une pareille situation, elle préférait ne pas les revoir car cela l'aurait probablement faite changer d'avis et elle ne souhaitait pas avoir à se justifier de son besoin de partir devant ses camarades qui auraient tenté de la retenir en la dissuadant de s'enfuir. Elle n'en avait absolument aucune envie alors le fait qu'ils ne les rattrapent pas l'arrangeait.

Après un temps qu'elle fut incapable de mesurer, Gabriel stoppa pour examiner les environs en se référant à la carte qu'il tenait entre les mains en murmurant que ce devrait être ici. En effet, levant son téléphone, qui leur servait d'unique source de lumière depuis qu'ils progressaient dans cette galerie, il éclaira la fameuse bouche d'aération, légèrement rouillée, qui s'ouvrait au niveau de la jonction entre le mur et le plafond, qui n'était heureusement pas très haut.
Sortant le tournevis qu'il avait eu la présence d'esprit d'emporter, Gabriel le confia à Eléa et s'accroupit de façon à ce qu'elle puisse se hisser sur ses épaules, la surélevant pour atteindre la bouche d'aération dont elle dévissa la grille. L'accès dégagé, elle se glissa dans le boyau métallique et, attrapant sa main qu'elle tira de toutes ses forces, elle aida comme elle le put Gabriel à la rejoindre.
Ramper dans cet étroit passage poussiéreux en pente raide et sombre s'avéra plus difficile que de progresser dans la galerie. Ce fut d'ailleurs l'étape la plus rude de leur fuite, bien que la plus courte, et ce fut avec soulagement qu'Eléa rencontra une seconde grille qu'elle dévissa à son tour. En revanche, elle ne tomba pas aussi facilement que la première et elle dû l'ouvrir d'un coup de coude qui la fit céder avec un bruit métallique grinçant.
S'accrochant aux touffes d'herbe qu'elle trouva sur les bords de la trappe, elle se tira à l'extérieur, suivie de Gabriel. Tous deux prirent une profonde inspiration, profitant de l'air frais après être restés enfermés dans la mine et plus particulièrement dans le conduit d'aération, puis ils prirent le temps d'observer les environs.
Derrière eux, à quelques kilomètres, distance qu'ils avaient parcourue sous terre, se dressait la ville avec quelques maisons autour non loin de la route à côté de laquelle ils se trouvaient, la bouche d'aération se situant sur le bas côté dans un petit bosquet, partiellement recouverte de mousse et de rouille.
Effectivement, ce chemin leur avait permis de quitter Saint-Théophile des Mines sans subir les barrages.
Eléa se serra contre Gabriel. Elle s'était échappé de cette situation qu'elle ne supportait plus et elle avait la sensation que les liens qui l'étouffaient se desserraient enfin, la laissant respirer plus librement pour la première fois depuis plusieurs jours. Gabriel lui rendit son étreinte, soulagé de pouvoir lui accorder un peu de répit.
Maintenant qu'ils avaient quitté la ville, ils devaient encore se rendre auprès de la personne recommandée par Aleksy qui devrait pouvoir leur fournir l'aide dont ils avaient besoin à présent qu'ils avaient fuit Saint-Théophile des Mines : un lieu où dormir, de quoi manger et d'autres détails.
Se détachant d'Eléa, après qu'ils aient échangé un baiser, Gabriel vérifia l'adresse inscrite sur la carte de la mine, du moins, il déchiffra l'adresse – l'écriture d'Aleksy était difficilement lisible – qu'il rentra dans l'application GPS de son téléphone portable, qui affichait de nombreux messages de leurs camarades, comme sur celui d'Eléa, les recevant depuis qu'ils étaient sortis de la mine, où le réseau ne passait évidemment pas, ce qu'ils s'efforcèrent tous deux d'ignorer.
L'itinéraire calculé après plusieurs secondes, ils découvrirent qu'il leur faudrait encore marcher quelques kilomètres pour atteindre la petite bourgade de cinq milles âmes où se trouvait l'adresse alors, sans perdre de temps, ils se mirent en chemin, le long de la route, malgré la fatigue car il leur semblait qu'ils n'avaient guère le choix, jugeant qu'il valait mieux continuer à avancer, s'épuisant, plutôt que de passer la nuit dehors.
Sans compter que, en restant sur la route, ils pourraient possiblement croiser un automobiliste compatissant qui accepterait de les déposer, ou au moins de les rapprocher de leur déstination, cependant, même si plusieurs véhicules les dépassèrent – l'axe routier ne paraissait pas particulièrement fréquenté – aucun ne s'arrêta pour leur proposer de les conduire, alors, une nouvelle fois, les heures s'égrenèrent, perceptibles de par le ciel qui s'obscurcissait, alors qu'ils progressaient l'un contre l'autre, un pas après l'autre.
Après quelques kilomètres, alors le crépuscule tombait lentement, ils aperçurent les lumières orangées des lampadaires d'une agglomération que le téléphone de Gabriel confirma être leur déstination. Cette vue les encouragea en leur signifiant qu'ils étaient bientôt arrivés, et ils accélèrent inconsciemment la cadence.
La distance qui les séparait encore de la ville parcourue, ils éprouvèrent un sentiment de soulagement. Partis en fin d'après-midi, ils venaient d'arriver à cinq heures du matin. Ils avaient marché durant toute la nuit. Eléa s'en était à peine aperçu, songeant uniquement à fuir toute cette violence qui la rongeait, mais, à présent qu'elle en prenait conscience, la fatigue retombait pourtant, ils devaient encore gagner l'adresse précise donnée par Aleksy en suivant les indications du portable.
Elle les conduisirent dans une rue étroite tenant plus de la ruelle où la route était encore pavée et, où, au milieu des fenêtres rectangulaires d'immeubles en briques, se démarquait une façade avec une large fenêtre en verre fumé, sur laquelle avait été tracé un symbole inconnu d'Eléa et de Gabriel, à côté de laquelle, enfoncée dans un léger renfoncement, se trouvait la porte à croisillons et, au-dessus, écrit avec une calligraphie aux larges lettres élancées, le nom de l'établissement : Entre les Mondes, éclairé par deux lanternes, une turquoise et une verte.
Eléa et Gabriel échangèrent un regard circonspect. Aleksy leur avait communiqué l'adresse d'un bar. Il ne s'y attendait pas, ni l'un ni l'autre, ayant plutôt imaginé une maison ou un appartement, une habitation, pas un lieu publique du genre. A moins que le jeune homme n'ait fait erreur.
Dans tous les cas, pour l'instant, entrer dans l'établissement était la seule chose qu'ils pouvaient faire alors ils poussèrent la porte dont le mouvement fit tinter un carillon composé d'une grappe de clochettes, de médailles gravées, de plumes, de coquillages et de différentes petites choses ressemblant à des grigris.
Ne s'intéressant guère à la décoration, ils promenèrent un rapide regard sur la pièce de taille moyenne : des escaliers montait à l'étage derrière un bar à trois côtés au-dessus duquel était suspendue une multitude de verres de toutes sortes, des tables, des banquettes et une scène sur laquelle se trouvaient plusieurs instruments de musique : batterie, guitare, basse, piano et micros.
La plupart des lumières était éteinte et celles encore allumées créaient une semi-obscurité tamisée qui ne dissimulait nullement la personne se tenant derrière le bar, la seule présence en ces lieux.
Il s'agissait d'une jeune femme d'une vingtaine d'années, assez petite, bien que pas autant qu'Eléa, avec le teint hâlé, de très longs et épais cheveux noirs et d'immenses yeux vert intense.
Etait-ce l'amie vers laquelle les avait dirigés Aleksy ?
Relevant rapidement le regard sur eux sans cesser d'essuyer le comptoir avec un torchon, elle leur lança :

« Désolée mais on vient de fermer. Revenez demain.
- Euh, en fait, c'est Aleksy qui nous a conseillé de venir ici. Apprit Gabriel à la jeune femme qui les observa plus attentivement en se concentrant plus particulièrement sur leurs yeux : rouges et violents.
- Aleksy ? Ouais je vois mais... Il se fout de ma gueule, le polak ! Il se barre sans prévenir en me laissant gérer son réseau, pas de nouvelles depuis un baille, et il ose m'envoyer des gens qui ont besoin d'aide ! Il me prend pour sa boniche, sa roue de secours, ou quoi ? Non mais sans déconner ! Enfin, vous y êtes pour rien. Qu'est-ce que je peux faire pour Eléanora Sergan et Gabriel Belforde ?
- Comment est-ce que... Commença Eléa, relevant à peine l'emploie de son nom complet qu'elle n'appréciait pourtant pas.
- On est célèbre, soupira Gabriel. Ce qui n'est pas le cas de tout le monde alors, sans vouloir avoir l'air impoli, est-ce qu'on pourrait savoir à qui on a à faire et pourquoi c'est ici qu'Aleksy nous a envoyés ?
- Je m'appelle Arich, oui, c'est un prénom bizarre, on passe sur les commentaires à ce sujet. Je suis membre du réseau d'Aleksy. J'essayais d'aider les gens dans sa situation avant même qu'il le créé. En fait, mon frère jumeau a les yeux violets. Enfin bref, si vous avez besoin, je peux vous loger, y a des chambres à l'étage, vous offrir quelques repas et vous aider dans une transition vers autre chose. Ouais, je sais, je suis sympa.
- Ce serait parfait. Sourit Gabriel.
- Ouais, surtout que vous avez l'air choqué. Fit remarquer Arich, la tête penchée sur le côté.
- On est venu à pied depuis Saint-Théo et il est plus de cinq heures du mat'. Se justifia Eléa.
- Non, pas que ça. Je veux dire que vous avez l'air d'en avoir gros sur la patate, insista Arich. Je sais de quoi je parle, j'ai souvent fait cette tête. Je suppose que c'est la situation qui veut ça.
- Ouais... Marmonna Eléa alors qu'un frisson la traversait.
- Bon, en tout cas, vous avez surtout besoin de vous reposer et après vous réfléchirez à ce que ferez plus tard. Proposa Aricha. Je devrai pouvoir vous trouver de quoi manger et je vais vous sortir des draps propres.
- Merci.
- On peut dire que c'est mon boulot. Sourit Arich avec un clin d'œil en sortant deux assiettes de sous le comptoir. Dites, je sais que je me suis énervée contre lui mais, Aleksy, il va bien ?
- Vue la situation en ce moment, c'est dur à dire, répondit Gabriel. Après, comme rien a l'air de l'affecter, je suppose qu'il tient le coup mieux que la majorité.
- Je sais pas si c'est vraiment une bonne nouvelle qu'il se sente pas impliqué... Et, pour le reste ? J'ai peur que tout ça aggrave son cas...
- Comment ça ? Réagit Eléa.
- On en a jamais parlé dans les détails, mais, Aleksy, il est...comme partagé. Rah, comment expliquer ? C'est comme si son esprit naviguait entre deux opposés et qu'il passait de l'un à l'autre mais j'ai peur que ce soit plus grave que ça... Confia Arich en jouant avec les différents pendentifs qu'elle portait autour du cou.
- Grave comme quoi ? Se renseigna Eléa.
- J'en sais rien. Reconnut Arich en secouant la tête.
- Ce que t'as dit, Arich, me fait penser à quelque chose que j'ai pu voir dans son aura, ajouta Gabriel. C'est comme si il y avait une coupure ou une séparation. J'ai jamais rien vu de pareil nulle part.
- Moi, j'en ai déjà entendu parler. Déclara Arich, l'expression grave. Un magicien qui voyait les auras qui a pu observer ce genre de phénomènes sur l'aura de personnes malades.
- Quelle genre de maladies ? La pressa Eléa.
- Dédoublement de personnalités, schizophrénie, ce genre de choses.
- T'es en train de posément nous dire que Aleksy est schizophrène et que personne le sait ? Bondit Eléa.
- Eh, vous en prenez pas au messager. Râla Arich. En plus, c'est stigmatisant comme comportement. Beaucoup de personnes vivent très bien avec ce genre de pathologies.
- Et puis avec un traitement, c'est presque inexistant, je pense qu'on a pas à s'inquiéter. Si il fait une crise, elle pourrait être évitée. Il est pas obligé de devenir un danger pour les autres. Surtout que tous les schizophrènes sont pas sujets à la violence.
- Non, non, crois-moi, c'était vraiment violent ! Insista Eléa. Il s'en ait pris à Margaux, Nolwenn m'en a parlé !
- Et puis, je voudrais pas en rajouter une couche, mais comment est-ce qu'il pourrait avoir un traitement qui limite ses symptômes alors que lui-même n'a pas conscience de sa maladie ? Signala très justement Arich.
- Merde. Lâcha Gabriel.
- Faut qu'on y retourne ! S'exclama Eléa. Au...au moins pour vérifier que tout va bien et que les autres sont pas en danger ! (Eléa se leva du tabouret sur lequel elle s'était installé au comptoir avec Gabriel mais elle chancela et se rattrapa de justesse pour ne pas chuter et ce n'était pas provoqué par la précipitation).
- Vous pouvez pas refaire le trajet en sens inverse dans cet état. Tempéra Arich.
- Mais on peut pas... Commença Eléa, s'affolant pour ses camarades, avant d'être interrompue par Arich qui agita des clés de voitures sous son regard rouge.
- Je vous dépose. »

Les Yeux du Pouvoir - Tome 4 : Vert Ombre [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant