Chapitre 30 - Mettre un terme

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Trois jours s'écoulèrent après la fusillade et tout ce qui en avait plus ou moins découlé.
Trois jours durant lesquels les images de la marche, d'abord pacifiste qui s'était achevé dans le sang avec des coups de feu, furent relayées par tous les médias, n'aidant pas les victimes à se remettre.
Avec ces images, passait également la nouvelle d'un incident s'étant produit non loin et que les autorités soupçonnaient d'avoir un lien avec le défilé : l'incendie d'une maison où, parmi les décombres, on avait découvert les corps de deux personnes identifiées comme des magiciens. D'après les premières constatations qu'avait accepté de partager la police, l'une avait tué l'autre avant de périr sous les débris.
En revanche, ce qui était bien plus étrange au sujet de cette affaire était que le jeune homme, blessé par arme blanche, semblait avoir reçu des soins rudimentaires, ce qui impliquait donc au moins un individu supplémentaire sur les lieux mais, malgré l'annonce des autorités, personne ne s'était présenté.
En effet, personne parmi les égalitaristes ne comptait se rendre au poste de police pour raconter ce qu'il s'était produit car ils n'étaient pas certains de pouvoir en ressortir à cause de leur statu d'engagés dans la guérilla.
Il y avait également le fait qu'en parler une fois aux inspecteurs chargés de l'enquête aurait impliqué de répéter ce récit encore à d'autres reprises : lors de la première déposition, au tribunal, à un avocat, au procureur, or, répéter ce qu'il était arrivé encore et encore entretenait la réalité de l'événement, le rendait plus présent sans possibilité de l'oublier, dans le sens de s'en remettre et de le surmonter, et c'était ce que tous souhaitaient.
Personne n'en avait réellement reparlé, du moins, pas posément après réflexions en groupe. Lorsque l'incident avait été évoqué durant ces trois jours, ça avait été en larmes, sous forme de crises de nerfs ou d'hystérie, en se confiant à la personne la plus proche, Aleksy pour Belladone ou Gabriel pour Eléa. La vérité était que personne ne voulait en parler ni même y penser, ce qui était impossible car les scènes se rejouaient dans l'esprit de chacun, et Eléa encore moins.
Bien que Gabriel lui ait affirmé, plusieurs fois, qu'elle n'y était pour rien dans ces tragédies, qu'elle n'aurait pas pu prévoir ce qu'il s'était produit, ni elle ni personne d'autre, elle se sentait coupable et responsable. Premièrement car c'était elle qui avait imaginé cette marche, c'était elle qui avait choisi de faire un second tour.
Deuxièmement car elle était celle qui était censée diriger la faction, c'était elle qui devait protéger les autres et prendre les bonnes décisions, trouver ce qui était le mieux pour tous et elle avait échoué dans cette tâche. Monsieur Belforde lui avait fait confiance mais elle avait lamentablement échoué.
Peut-être aurait-il mieux valu qu'elle poursuive sa volonté de partir, elle n'aurait pas dû faire demi-tour au bar d'Arich car, sans elle, rien ne se serait produit. Elle en était persuadée malgré les tentative de réconfort de Gabriel.
Honteuse, désolée et culpabilisant, elle avait été incapable de se montrer face aux autres pour les rassurer, les encourager ou leur dispenser des conseils sur comment surpasser ce traumatisme. De toute manière, elle ignorait que dire. Monsieur Belforde, lui, aurait su. Elle faisait une piètre remplaçante à l'ancien directeur de l'établissement pour magiciens. Elle s'en voulait profondément et rien ne contribuait à la faire changer de sentiment à son propre égard.
Depuis trois jours, elle demeurait amorphe, enfermée dans sa chambre, recroquevillée sur le lit, pleurant et se faisant des reproches, se nourrissant à peine.
Elle n'était pas la seule à être plongé dans cet état lamentable. Au contraire, tous les membres de la faction se trouvaient affectés d'une manière plus ou moins semblable, bouleversés et effondrés. Même Belladone, qui ne se laissait jamais guère déstabiliser par quoi que ce soit, se montrait abattue par la mort de Shikou et, incapable de composer son attitude coutumière, elle s'était réfugié dans les bras d'Aleksy, qui malgré ses efforts, se sentait terriblement impuissant.
Sans compter que, en plus de ce choc qui pesait lourdement sur chacun, il y avait également l'incertitude qui venait rajouter son poids. En effet, après un pareil incident, l'avenir paraissait fort flou à beaucoup.
Pour commencer, les conséquences de la fusillade étaient certainement ce qui était le plus préoccupant car les médias avaient rapporté qu'elle avait donné lieu à une consultation exceptionnelle, d'ailleurs toujours en cours, au sein du Gouvernement. Ensuite, le futur dans un cadre plus réduit et personnel apparaissait tout aussi imprécis, notamment par de nombreuses interrogations.
Comment la faction allait-elle pouvoir se reconstruire et en avait-elle seulement les moyens ? Comment pouvait-elle reprendre ses activités ? Que lui restait-elle comme possibilités ?
Des soucis du genre qui tournaient dans les pensées de chacun, pourtant, personne n'avait envie de réfléchir ni d'y songer, personne n'avait le courage ni la force de quoi que ce soit.
Le seul qui s'abîmait volontairement dans ces réflexions, les tournant et les retournant dans son esprit, était Salim. Lui aussi était affecté par tout ce qu'il s'était produit mais d'une manière différente.
Veillant sur Raphaël, qui avait été fortement secoué par tout cela, tout en s'assurant qu'il s'alimentait et dormait correctement, pour sa propre santé et celle de leur bébé, car il se préoccupait grandement de cet enfant à naître – ils n'avaient pas réellement eu l'occasion d'en reparler avec Raphaël mais, en ce qui le concernait lui, il ferait son maximum pour que ce bébé soit le plus heureux possible et pour être un bon parent, cette conscience lui étant venue presque naturellement – il réfléchissait à tout ce qui aurait pu les attendre.
Depuis la fusillade, entre les morts de Shikou et de Liroy et son tête à tête avec Erika, une chose, à laquelle il n'avait jamais particulièrement songé, lui était apparue avec une douloureuse clarté : à tout moment, il risquait de perdre la vie dans un affrontement quelconque ou, pire, il aurait pu perdre Raphaël, ce dont il ne se remettrait jamais. Tant que cette situation de guérilla perdurerait et qu'ils y seraient engagés, ce risque planerait sur eux, cependant, se retirer semblait impossible.
Discret mais obstiné, Raphaël n'aurait jamais accepté d'abandonner. D'ailleurs, Salim aussi refusait de fuir, il avait passé sa vie à fuir à cause de ses pouvoirs mais c'était du passé et il n'était pas question de recommencer. Il tenait à affronter les choses en face, les soutenir les yeux dans les yeux.
Dans ces circonstances, l'unique solution paraissait être de mettre fin à la guérilla. De toute manière, la faction des égalitaristes semblait incapable de se relever avec efficacité.
La guérilla ne s'achèverait cependant jamais tant que Victor serait toujours libre d'agir pour une suprématie des magiciens en poursuivant son désir de vengeance. La seule solution pour faire cesser tout cela était de neutraliser Victor. Sans ce dernier pour entretenir l'antagonie entre magiciens et personnes dites "normales", les tensions qui avaient éclatées sous la forme de cette guérilla s'éteindraient ou, au moins, s'endormiraient sans plus menacer personne.
En dernier argument pour le convaincre de faire quelque chose pour stopper la guérilla, Salim ne voulait pas que son enfant naisse dans un monde où la mort et la violence seraient endémiques, comme ça le devenait actuellement. Il ne voulait pas que sa fille ou son fils grandisse dans un monde empoisonné par la haine de la différence et de ce qu'on ne comprenait pas. Il fallait que les choses changent car Salim souhaitait le meilleur pour son enfant.
Cela faisait trois jours qu'il réfléchissait, de toutes ses forces, cherchant la solution pour améliorer la situation, pour Raphaël et leur bébé. Tout dépendait de la disparition de Victor mais faire une telle chose n'était pas aisé.
Plus il retournait le problème dans sa tête, plus une seule solution lui apparaissait, bien qu'elle le dérangeait beaucoup. Il avait déjà été soupçonné de meurtre et il ne souhaitait vraiment pas connaître à nouveau quelque chose de semblable, pourtant, il savait parfaitement comment tout cela allait se dérouler, ce qui ne l'empêchait pas de chercher à faire autrement.
Après tout, il pouvait envisager un dernier recourt sans pour autant avoir besoin de l'appliquer. Il pouvait tenter d'atteindre la partie raisonnable et rationnelle de l'esprit de Victor, qui devait encore subsister sous son désir de vengeance.
Dans tous les cas, il lui fallait rencontrer Victor et s'entretenir avec lui, c'était obligatoire. Pour ce faire, la difficulté allait aussi être élevée. En soi, convenir d'un rendez-vous – Salim préférait rencontrer Victor dans un endroit tranquille et à l'écart pour éviter d'éventuelles interférences – n'était pas quelque chose de particulièrement complexe. En revanche, contacter l'ennemi publique numéro un de la ville l'était beaucoup plus.
Le seul moyen qu'il voyait était de passer par un collaborateur sauf que Salim ne savait pas davantage comment contacter l'un des suprémacistes. Sans compter qu'il lui faudrait convaincre cette personne de transmettre son message à Victor, or, il préférait conserver tout son potentiel de persuasion, qui se concentrait habituellement beaucoup en agressivité, ce qui ne fonctionnerait pas sur Victor, pour pousser ce dernier à abandonner sa croisade.
Heureusement, il connaissait quelqu'un qui avait travaillé pour Victor, elle se trouvait seulement à quelques mètres, et elle avait certainement plusieurs numéros de téléphone encore enregistrés.
Ecartant Raphaël en douceur, qui s'était endormi agrippé à lui en prenant soin de remonter la couverture sur lui en déposant un baiser sur son front, il quitta son lit depuis lequel il menait ses réflexions pour sortir de sa chambre et gagner une galerie perpendiculaire où il frappa avec empressement à l'une des portes. Personne ne lui répondit mais, se doutant que cela ne signifiait pas une absence, plutôt une non-envie de répondre et de parler en ce moment, il recommença.
A force d'insister, on vint lui ouvrir et Alana, dans un grommellement, demanda à Salim ce qu'il voulait. En réponse, le jeune homme la pria de lui prêter son téléphone. Fronçant les sourcils, circonspecte par cette demande, Alana lui tendit l'appareil mais elle s'offusqua en remarquant qu'il fouillait dans son répertoire. Se défendant, Salim lui expliqua, tout en continuant à examiner les noms qu'il faisait défiler sur l'écran, qu'il avait besoin de contacter Victor.
D'abord surprise, Alana devina rapidement qu'il cherchait à tenter quelque chose, comme la tentative de la dernière chance, et elle lui conseilla de ne rien en faire car ce serait inutile. Avec son départ, Victor et la plupart de ses associés, pour ainsi dire, avaient très probablement changé de numéros pour ne pas que les égalitaristes usent de ces informations contre eux. Par contre, reprenant son téléphone, elle indiqua à Salim le nom de quelqu'un qui n'avait certainement pas eu cette présence d'esprit.
Les yeux de Salim s'écarquillèrent alors qu'il lisait le prénom de Sylvain. Effectivement, le jeune homme serait parfait pour donner ce rendez-vous à Victor. Il ne poserait aucune question et Salim n'aurait pas besoin de le convaincre d'une quelconque manière. Il semblait être le meilleur moyen pour Salim d'atteindre la première étape de son objectif.
Remerciant Alana pour la pertinence de sa suggestion, il reprit le téléphone des mains de la jeune femme pour appeler. Après plusieurs tonalités sourdes, il tomba sur le répondeur et laissa un court message où il prit le risque de donner son nom en précisant simplement qu'il avait besoin de le contacter le plus rapidement possible puis il raccrocha.
Alors qu'il tendait son portable à Alana pour le lui rendre en lui demandant de le prévenir si elle avait une réponse, la musique utilisée en sonnerie se déclencha.
Regardant le nom qui apparaissait sur l'écran, la jeune femme commenta qu'il n'avait pas tarder puis elle rendit le téléphone à Salim pour qu'il décroche lui-même, ce qu'il fit mais, avant qu'il ne puisse prononcer un mot, une voix qui n'était absolument pas celle de Sylvain, puisqu'il s'agissait d'un timbre féminin, s'enquit sans détour ni perte de temps en convenance :

Les Yeux du Pouvoir - Tome 4 : Vert Ombre [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant