Dès qu'ils réapparurent, se matérialisant dans une ombre dans le hangar même dont les sous-sols leur servaient encore de refuge – Aleksy avait tout de même pris le soin et le temps de les rapprocher autant que possible de leur cachette, chose assez simple finalement comme il s'agissait d'un lieu connu – tous s'écroulèrent à cause de la sensation provoquée par ce voyage d'ombre à ombre à laquelle ils n'étaient absolument pas habitués, puisque cette évacuation était pour tous leur baptême du genre, excepté évidemment pour Aleksy.
Eléa avait eu la sensation de sombrer, que le sol se dérobait sous elle, pour se retrouver en train de flotter dans un vide total, mais seulement pour quelques secondes car, ensuite, c'était comme si elle avait été aspirée violemment pour chuter durement. Autant dire que, après une telle expérience, elle avait l'impression d'avoir l'estomac à la place de l'œsophage et inversement, ainsi que les jambes tellement tremblantes qu'elle se sentait incapable de se lever. Si bien qu'elle restait écroulée à terre, comme les autres gisant autour d'elle, y compris Aleksy.
Pour ce dernier, en revanche, ce n'était évidemment pas à cause du transport atypique auquel ils avaient eu recourt, c'était quelque chose d'assez coutumier pour lui. Tout en se rejetant en arrière, les mains sur le visage, il marmonna quelque chose en polonais qui devait certainement s'apparenter à un "bordel, plus jamais ça !".
Transporter autant de personnes d'un coup, sans visuel sur le point d'arrivée qui plus était, avait exigé de lui de grands efforts et lui avait coûté beaucoup d'énergie mais, au moins, ils s'en étaient tiré sains et saufs sans trop de dégâts alors que les choses auraient pu être bien plus dangereuses et graves que ça.
Ils étaient même de retour avec une personne supplémentaire. Se remettant de ce voyage éprouvant, tous firent converger leurs regards sur Alana, tout aussi affaiblie par le transport mais également fortement déboussolée de se retrouver ici parmi ses anciens camarades.
A cause de la vitesse de l'action, rendue possible grâce à l'usage de la magie d'Irwan, elle avait été comme tous les autres : en incapacité de réagir ou de réellement comprendre ce qu'il s'était passé.
Pour elle, le déroulement de la scène, encore davantage brouillée à cause du voyage par ombres, avait été que, alors qu'elle était plongée en plein dilemme, partagée entre son désir, son besoin, de rejoindre à nouveau ses amis, alimenté par le doute sur la cause de Victor qu'elle défendait, et la crainte d'être rejetée à cause de ce qui aurait pu être considérée comme une trahison de sa part, elle avait eu un échange de regards avec Irwan qui s'était rué surelle pour la saisir par le poignet et, l'instant suivant, elle se trouvait sur le sol de béton de ce hangar, écroulée aux côtés de ses anciens amis qu'elle s'était senti incapable de rejoindre.
De toute évidence, Irwan avait choisi de l'emmener avec eux sans passer par l'avis des autres, il n'aurait pas eu le temps de toute manière. Les doigts d'Irwan étaient toujours fermement refermés sur son poignet. Sa décision avait donc été prise, même si, techniquement, Irwan s'était chargé de la prendre pour elle car il avait compris dans son regard que c'était ce qu'elle souhaitait sans oser le réaliser.
Même si elle avait pu ainsi se débarrasser de son hésitation et éviter d'éventuels remords, Irwan avait choisi de la prendre avec eux sans se concerter avec les autres, presque par pulsion et instinct, donc les autres, pas seulement les membres du groupe actuel partis en expédition, mais aussi, plus largement, toute la faction, auraient pu s'opposer, argumenter contre sa présence. Ce qui aurait très bien pu déboucher sur son renvoie avant même qu'elle ne fasse partie de ce groupe et, alors, elle n'aurait plus eu nulle part où aller car les suprématistes n'auraient probablement pas voulu qu'elle revienne parmi eux.
De toute manière, même si elle se faisait rejeter par les égalitaristes, ce qui lui semblait tout à fait envisageable au vu des circonstances actuelles, elle n'aurait pas eu l'intention de revenir vers les suprématistes chez qui elle n'aurait plus pu rester alors qu'elle éprouvait de forts doutes sur leurs réelles motivations, sur la justesse du but qu'ils poursuivaient.
Elle aurait été incapable de reprendre la place qu'elle avait occupée là-bas tout simplement car elle n'y croyait plus. Ce n'étaient pas les paroles d'Irwan qui avaient fait qu'elle avait "perdu la foi" en Victor et son idéal.
En fait, elle ne se fiait plus vraiment à lui depuis longtemps mais elle s'était voilé la face, ne l'avait pas pleinement réalisé et elle s'était contenté d'accomplir ce qu'on lui demandait par automatisme, car c'était plus simple que de réfléchir, que d'admettre qu'elle avait largement fait erreur et que de reconnaître qu'elle avait quitté sa famille, qui lui manquait au-delà du supportable lorsqu'elle y songeait, car elle s'était fourvoyé, une famille qu'elle avait peur de retrouver pour cette raison.
Si, lorsque leur groupe s'était séparé, elle avait choisi de suivre Victor, c'était sous le coup de la colère, du besoin de désigner un coupable après la mort de Lucille. Etant impulsive, elle avait réagi avec ses émotions, sa colère et sa tristesse, et non avec sa raison comme elle l'aurait dû pour s'épargner ces trois années d'errance.
Comment accepter d'avoir été si stupide ?
C'était pathétique, elle se jugeait pathétique.
Les propos d'Irwan avaient déchiré ce voile sous lequel elle avait dissimulé ses véritables sentiments et avaient rendu impossible qu'elle se réfugie derrière plus longtemps. Elle ne pouvait plus se mentir à présent mais il s'agissait d'une bonne chose. Il fallait qu'elle assume ses actes et qu'elle prenne la responsabilité de ses erreurs, même si c'était difficile et qu'elle allait certainement se faire rejeter par ses anciens camarades.
Elle se sentait si idiote. Elle regrettait tellement.
Perdue dans ces sombres réflexions teintées de remords et avant de s'en rendre compte, elle se mit à pleurer en silence sous les regards circonspects des autres. La main d'Irwan serra son poignet avec davantage de force mais le jeune homme n'osa faire plus.
Personne ne savait vraiment comment se comporter face à la jeune femme soudainement de retour, sauf Aleksy qui, comme toujours, ne se sentait pas concerné par toute cette histoire. Finalement, le premier à tenter de réellement réagir, surtout car il ne pouvait laisser Alana pleurer comme ça, fut Gabriel qui ouvrit la bouche, bien qu'il ignorait exactement que dire, mais il fut pris de vitesse.
La porte des sous-sols, partiellement dissimulée par des caisses, s'ouvrit brutalement pour livrer le passage à Chrissy qui se jeta au cou d'Alana en criant le nom de cette dernière, qui demeura stupéfaite, ne s'attendant absolument pas à cet accueil.
Elle maîtrisa cependant ses espoirs. Il s'agissait de Chrissy, une fille à l'innocence naïve pour qui la cruauté ou la violence n'existaient pas vraiment et qui ne saisissait pas pleinement la complexité des relations humaines. Pour elle, on n'appréciait ou non quelqu'un, tout simplement et, dans son cas, elle appréciait tout le monde. Pour elle, Alana était son amie qui était partie pour un certain laps de temps et son retour était une bonne nouvelle, une raison de se réjouir, sauf que ce ne serait pas aussi évident pour tous les autres.
D'ailleurs, ceux qui se trouvaient autour d'elle ne savaient pas comment réagir face à sa présence, même Irwan, qui était pourtant celui qui avait pris l'initiative de la ramener avec eux.
Suivant Chrissy, qui l'avait distancé, arriva le reste de ceux qui avaient formé la classe des plus âgés, moins les deux restés au quartier général des suprématistes et Lavande, Shikou, Marianne, Raphaël, Lison, Nolwenn et Salim, qui l'observèrent, visiblement aussi en train de se demander comment se comporter face à son retour.
Finalement, celui qui trouva que dire, décidant apparemment de ne pas s'encombrer de préoccupations évitables dans une situation déjà suffisamment compliquée, fut Léo, qui passa les bras dans sa nuque pour lancer à leurs camarades qui venaient de les rejoindre :
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Les Yeux du Pouvoir - Tome 4 : Vert Ombre [Terminé]
ParanormalTrois ans se sont écoulé depuis la mort de Lucille. Traumatisé par celle-ci, Victor a refusé de se rendre et Saint-Théophile est aujourd'hui une véritable zone de non-droit désertée par sa population où s'affrontent les suprématistes magiciens, men...