Chapitre 2 : Si seulement

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« Prends garde à la sorcière – sa magye noire pourrait bien te faire oublier ton foyer, tes proches et, oui, ton visage même. »

Prudentes paroles, Terrance Hope, 1723

 

— Tu dois bien reconnaître qu’il est canon, a insisté Anna, accoudée au comptoir de ma cuisine.

— Évidemment. Je ne suis pas aveugle, ai-je répondu en continuant à ouvrir des boîtes de conserve.

C’était mon tour de préparer le dîner. Le poulet, nettoyé et découpé, attendait tout nu dans un grand plat en Pyrex. J’y ai ajouté une boîte de soupe d’artichaut, une autre de crème de céleri et un bocal de cœurs d’artichauts marinés. Voilà, le dîner était prêt !

— Mais il m’a tout l’air d’avoir un cœur d’artichaut lui aussi, ai-je déclaré, les yeux braqués sur les légumes. Il est sorti avec combien de filles durant ces deux dernières semaines, déjà ?

— Trois, nous a rappelé Tamara Pritchett.

Celle-ci a étiré ses longs membres sur le banc du coin repas. On était lundi soir, le début de la troisième semaine de cours. Je pouvais affirmer sans risque que l’arrivée de Harry était l’événement le plus excitant qui soit advenu à Widow’s Vale depuis que, deux ans plus tôt, le cinéma Millhouse avait disparu dans les flammes.

— Apolline, c’est quoi, ça ? a grimacé Tamara.

— Poulet à la Apolline. Délicieux et nutritif.

J’ai ouvert le frigo pour y prendre un Coca light. Pschitt ! Aahhh…

— Tu m’en passes un ? a demandé Liam, à qui j’ai aussitôt lancé une canette. Pourquoi, quand un mec sort avec plusieurs nanas, c’est un cœur d’artichaut, alors que, si c’est une fille, c’est une éternelle insatisfaite?

— Tu dis n’importe quoi, a protesté Anna.

— Salut, les filles, salut, Liam, a dit mon père en entrant dans la cuisine, les yeux dans le vague.

Il arborait son uniforme habituel : lunettes, pantalon en toile et chemisette portée sur un tee-shirt blanc. L’hiver, il s’habille de la même façon, sauf que la chemise est à manches longues et qu’il enfile un tricot par-dessus.

— Bonjour, monsieur R., a répondu Liam.

— Salut, monsieur Reynolds, a fait Tamara pendant que Anna l’accueillait d’un signe de la main.

D’un air distrait, mon père a balayé la pièce des yeux comme s’il ne reconnaissait pas sa propre cuisine. Puis il nous a souri avant de ressortir d’un pas traînant. Anna et moi avons échangé un regard entendu. Il reviendrait dans un instant, lorsqu’il se serait rappelé ce qu’il était venu chercher. Mon père travaille au département Recherche et développement d’IBM, où on le considère comme un génie. En revanche, à la maison, il tient plutôt de l’élève de maternelle un peu lent. Il a du mal à nouer ses lacets et n’a aucune notion du temps.

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