Chapitre 5 : Migraine

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« Les sorciers et les sorcières sont à craindre pareillement. Le pouvoir féminin est aussi puissant et terrifiant que le pouvoir masculin – tous deux sont redoutables. »

Les sorcières sont parmi nous, Susanna Gregg, 1917

 

J’AI VU QUELQUE CHOSE, HIER SOIR – UN ÉCLAIR DE POUVOIR SURGI D’UNE SOURCE INATTENDUE. JE NE VEUX PAS TIRER DE CONCLUSIONS HÂTIVES ; VOILÀ TROP LONGTEMPS QUE JE GUETTE, QUE J’ATTENDS, QUE JE CHERCHE, POUR COMMETTRE UNE ERREUR. POURTANT, JE SENS AU PLUS PROFOND DE MOI QU’ELLE EST LÀ. ELLE EST LÀ, ET ELLE EST PUISSANTE. JE DOIS ME RAPPROCHER D’ELLE.

 

Le lendemain matin, au réveil, j’ai eu l’impression que ma tête était pleine de sable humide. Julie a passé le bout du nez dans l’entrebâillement de la porte.

— Tu ferais mieux de te lever. C’est l’heure d’aller à la messe. Ma mère l’a frôlée pour entrer dans ma chambre.

— Debout là-dedans !

D’un grand geste, elle a ouvert les rideaux. La lumière vive du soleil automnal m’a éblouie, éveillant une douleur à l’arrière de mon crâne.

— Aïe, ai-je gémi en me couvrant la figure.

— Dépêche-toi, on va être en retard, a insisté ma mère. Veux-tu des gaufres ?

— Bien sûr, ai-je répondu après une seconde de réflexion.

— Je vais te les faire chauffer.

Je me suis assise dans mon lit en me demandant si une gueule de bois ressemblait à ça. Tout m’est revenu d’un coup, tous les événements de la veille au soir. J’en ai frissonné de plaisir. La Wicca. Quelle expérience étrange, incroyable ! D’accord, à présent, j’avais la nausée, la tête embrumée et mal partout, mais je n’avais jamais rien vécu d’aussi palpitant. Sans parler de Harry. Il était… fascinant. Différent.

J’ai repensé au moment où il m’avait dévisagée. J’avais cru à cet instant qu’il parlait pour moi seule, mais je me trompais. Liam l’avait entendu bannir la solitude, et Anna aussi. Sur le chemin du retour, elle s’était demandé tout haut comment un mec comme Harry pouvait se sentir seul.

J’ai extirpé mes pieds des couvertures pour les poser sur le sol glacé. L’automne arrivait, enfin. Ma saison préférée. L’air est frais, les feuilles changent de couleur, la chaleur oppressante de l’été n’est plus qu’un mauvais souvenir. On se sent mieux.

En me levant, j’ai chancelé un instant avant de foncer vers la douche d’un pas décidé. Je me suis placée sous le pommeau qui, pour économiser l’eau, ne fournissait qu’un jet faiblard. J’ai tourné le robinet au plus chaud possible. Tandis que mes cheveux s’imprégnaient d’eau, je me suis adossée à la cabine, les yeux fermés, frissonnant de bien-être malgré la migraine. Puis, presque imperceptiblement, mon environnement a changé : j’entendais à présent distinctement chaque goutte, je sentais le moindre filet d’eau courir sur ma peau, le moindre des poils qui couvraient mes bras ployer sous le jet. J’ai rouvert les yeux, puis j’ai inspiré longuement l’air chargé de vapeur, et ma migraine s’est dissipée. Je suis restée là longtemps, à contempler l’univers sous ma douche, jusqu’à ce que Julie tambourine sur la porte.

— Une seconde ! ai-je lancé avec impatience.

Un quart d’heure plus tard, je me suis glissée sur la banquette arrière de la Volvo de mon père. Comme j’avais tressé mes cheveux mouillés, ma longue natte trempait le dos de ma robe. J’ai enfilé ma veste tant bien que mal.

— À quelle heure t’es-tu couchée, Apolline ? s’est enquise ma mère d’un ton gai. Tu n’as pas assez dormi ?

Dans la famille, tout le monde a la désagréable habitude d’être de bonne humeur le matin. Tout le monde, sauf moi.

— Je ne dors jamais assez, ai-je grommelé.

— La journée promet d’être belle, tu sais ? a renchéri mon père. Quand je suis descendu, il faisait à peine jour. J’ai pris mon café sur la véranda en regardant le soleil se lever.

J’ai ouvert une canette de Coca light et avalé une gorgée revigorante. Ma mère a pivoté sur son siège, une grimace sur le visage.

— Chérie, tu ferais mieux de boire du jus d’orange, le matin.

— Que veux-tu, c’est notre petit oiseau de nuit ! a gloussé mon père.

C’est vrai. Je suis une vraie chouette, et eux des alouettes. J’ai bu mon soda à toute vitesse pour le finir avant d’arriver à l’église. Je me suis dit que mes parents avaient de la chance d’avoir Julie, au moins une de leurs deux filles leur ressemblait. Puis j’ai pensé qu’ils avaient de la chance de m’avoir, moi, pour pouvoir apprécier Julie à sa juste valeur. J’ai fini par conclure que c’était moi qui avais de la chance de les avoir, car je sais qu’ils m’aiment même si je suis différente d’eux trois.

Notre église, qui a plus de deux cent cinquante ans, est magnifique. C’est l’une des premières églises catholiques construites dans la région. L’organiste, Mme Lavender, jouait déjà lorsque nous sommes entrés. Le parfum de l’encens était pour moi aussi familier et rassurant que l’odeur de notre lessive.

Au moment où j’ai franchi l’énorme portail de bois, trois nombres ont surgi dans mon esprit : 117, 45 et 89. À croire que quelqu’un les avait tracés à l’intérieur de ma tête. Bizarre. Nous nous sommes assis sur notre banc habituel. Depuis que nous étions petites, Julie et moi, ma mère s’installait entre nous pour nous empêcher de faire les andouilles. L’habitude était restée, même si nous avions maintenant passé l’âge de jouer les trouble-fête. Nous connaissons tous les membres de l’assemblée. J’aime bien les retrouver chaque semaine, les voir changer, avoir l’impression d’appartenir à un groupe qui dépasse le simple cadre de notre famille.

Lorsque Mme Lavender a entamé le premier hymne, nous nous sommes levés et la procession a débuté : d’abord les enfants de chœur, puis le chœur lui-même, le père Hotchkiss, le diacre Benes, suivis de Joey Markovich, qui portait la lourde croix en or.

Ma mère a feuilleté son missel. J’ai jeté un coup d’œil vers le tableau à l’entrée de l’église, où les numéros des hymnes du jour étaient affichés. Le premier était le cantique 117. J’ai regardé le nombre suivant : 45. Puis le 89. Les mêmes qui avaient surgi dans ma tête à mon entrée dans l’église. J’ai cherché la bonne page et commencé à chanter en me demandant comment j’avais pu le deviner.

Ce dimanche-là, dans son sermon, le père Hotchkiss a comparé le combat spirituel de l’homme à un match de football. Le père Hotchkiss est un mordu du ballon rond.

À la sortie de la messe, j’ai été de nouveau éblouie par l’éclat du soleil.

— On mange au Widow’s Diner ? a suggéré mon père comme d’habitude et, comme d’habitude, nous avons toutes les trois acquiescé.

Un dimanche ordinaire, en somme. Sauf que, pour une raison qui m’échappait, j’avais su à l’avance quels étaient les hymnes au programme.

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