Les Chasseurs de l'Ombre - Tome 1 : Nuit

Chapitre 4, Partie 1

Le soir de mon désastreux anniversaire, nous nous réunissons tous les trois, Aly, Tyler et moi, dans le grand salon, après avoir fermé les volets et verrouillé chaque porte de la maison. Nous sommes regroupés autour de la table basse dans un silence pesant. Personne ne ressent l'envie de parler, et pourtant, nous comprenons les pensées de chacun. Dans ce genre de moment, l'absence de bruit me convient parfaitement et me permet de ne pas céder à la panique.

Cette connexion que nous avons ensemble nous rend la vie bien plus facile et comble ma solitude. Le fait d'avoir traversé tant d'épreuves, de vivre continuellement sous le même toit et de partager nos existences nous fait devenir plus forts. Ce qui nous unit est bien plus qu'un lien amical : nous gravitons les uns autour des autres, ils sont une partie de moi, comme je fais partie d'eux. Et je chéris chaque jour cet amour que nous nous portons.

Alyssa est en train de relire le message de mon frère. Je peux voir ses yeux parcourir à toute vitesse le papier, tandis que Tyler, les bras croisés, fixe intensément le mur en face de lui. L'absence de bruit est presque surnaturelle, nous semblons dans l'attente de quelque chose qui ne vient pas.

— Nous devons contacter Kristina !

Aly écrase la lettre contre la table avec rage, et nous nous tournons simultanément vers elle.

—  Et pour quoi faire ? Tu sais très bien à quoi cela va immanquablement nous mener.

— Bien sûr, s'écrie Alyssa. Mais rends-toi à l'évidence Ty, nous n'avons pas d'autre choix !

— On pourrait s'enfuir, et se préparer comme il faut à une attaque d'Eden ou de sa bande. On en est capables.

— Non, mais tu te rends compte de ce que tu dis, Tyler !

Alyssa est en furie. Elle se lève soudainement et donne un coup dans le pied de la table basse.

— C'est insensé ! Je ne comprends pas, tu ne sembles pas saisir la gravité de la situation. En espérant te revoir bientôt, enfin, ne me dites pas que je suis la seule que cette petite dose d'ironie fait paniquer !

Je respire bruyamment. Bien sûr que non. Je suis morte de peur moi aussi.

Aly redescend d'un cran, plus désespérée qu'en colère.

— Ça ne relève plus de nos compétences, si tant est que nous en ayons encore. Pourquoi n'acceptes-tu pas l'idée de devoir revenir au Centre ?

— Parce que je pense à Amber !

Je sursaute, ma meilleure amie pivote vers moi, et toute trace d'énervement disparaît dans son regard, remplacée par de la compassion. C'est Tyler qui a crié cette fois, et la douleur que ses mots suscitent chez moi me ramène des années en arrière.

Au décès de Jake, je restai des mois durant confinée dans un mon studio du Centre des Chasseurs. Détruite. Je voulus me laisser mourir.

Les premières semaines, j'étais tantôt agressive, tantôt renfermée sur moi-même, si bien que l'on devait me donner des tranquillisants et d'autres produits pour m'assommer et m'empêcher de trop penser. Parfois, je refusais de manger pendant des jours entiers. Pendant presque deux mois, je restai roulée en boule dans un coin de la pièce, dans le noir de ma chambre. Cette période fut la plus sombre et la plus douloureuse de toute mon existence. Alyssa et Tyler avaient même renoncé à venir me voir. Au bout de trois mois, la directrice du Centre, Kristina, m'annonça que ce n'était plus la peine que je reste là-bas. Elle me demanda si je souhaitais continuer mon travail. Je voulus répondre oui, pour pouvoir venger Jake, comme je l'avais fait pour Eden lorsque j'avais cru qu'il était mort. Mais devoir me lever chaque matin, m'entraîner, partir à la chasse avec toujours cette même peur atroce de perdre la vie, et par-dessus tout de perdre d'autres personnes chères à mes yeux était trop difficile à endurer. Je donnai alors ma démission à Kristina. Ce soir-là, mes deux meilleurs amis et moi parlâmes, longtemps, afin de décider quoi faire. L'idée qu'ils restent au Centre et que nos chemins se séparent leur était aussi inconcevable et insoutenable qu'à moi. Par solidarité, Alyssa et Tyler me suivirent et abandonnèrent leur job. Nous partîmes nous installer à Miami, loin du Centre, loin de notre passé, et la vie, difficilement, reprit son cours. Sans Vampires. Mais aussi sans Jake.

Je suis immobile, et je pleure doucement. Tyler et Aly sont restés assis sur leur siège, ils me dévisagent en silence.

Leur compassion ne m'affecte pas, et ils le savent très bien. Aussi, leur expression est neutre, sans sentiment ni émotion, exactement comme cela nous a été appris au Centre.

Depuis que mes yeux se sont posés sur le poignard et la photo envoyés par mon frère voilà quelques heures, je sais ce qui m'attend. Je sais de quoi sera composée le reste de ma vie, et combien j'ai toujours voulu l'éviter. J'ai toujours espéré pouvoir oublier mes sept années au Centre, aujourd'hui synonymes de douleur et de mort, mais le passé finit forcément par nous rattraper. La décision que je m'apprête à prendre me terrifie plus que tout au monde, et pourtant, elle sonne comme une évidence.

Mon esprit est débordé de pensées, de souvenirs, et je pèse, péniblement, le pour et le contre.

— Mon frère est vivant, je récapitule, le regard rivé sur le sol. Eden n'est pas mort, et il veut me retrouver. Pour me tuer, c'est indéniable. Et vous aussi, par la même occasion. Nous ne sommes plus aussi forts qu'avant, et nous n'avons pas les moyens de nous défendre contre toute une bande. Nous avons besoin d'aide, et d'un refuge.

Je lève les yeux, cherchant une approbation. Je n'obtiens qu'un silence, et une expression d'encouragement. Alors, je continue.

— L'aide, seul le Centre est en mesure de nous la donner. Mais cela signifie y retourner, cela signifie quitter définitivement cette maison, notre nouvelle vie... Tout recommencer une fois de plus.

Alyssa me murmure doucement.

— Cela signifie reprendre la chasse aux Vampires...

À ce mot, mon esprit se remet en marche brusquement. Tout s'embrouille. J'ai peur. Je ressens un frisson glacé me remonter dans le dos, mon pouls s'accélère. Et je comprends que j'en suis incapable. Je dois me lever pour ne pas vomir. Je saute sur mes pieds et vais me tenir devant la fenêtre occultée, en respirant exagérément fort.

J'ai besoin que quelqu'un m'aide à faire face à mon avenir, puisque je ne peux pas le faire de moi-même.

— Je veux entendre votre avis. Qu'en penses-tu vraiment, Tyler ?

Je parle doucement, dos à mes amis, et j'imagine qu'ils peinent à distinguer ma voix.

— Tout ce que tu as dit est vrai... Bien sûr, on pourrait partir et se cacher, mais Alyssa et toi avez raison. On ne tiendrait pas longtemps.

— On n'a pas d'autre solution.

— On doit retourner au Centre.

Tyler se tait, et je l'entends se lever. Puis je sens sa main dans le haut de mon dos, rassurante, et sa caresse légère m'apporte du réconfort.

— Et je sais combien cela sera dur pour toi, Amber, mais rappelle-toi que ça le sera pour nous trois, et que nous serons là pour t'épauler. Rappelle-toi que tout le reste, tout ce qui te fait peur, est ton passé, et que tu as déjà su l'oublier une fois. Tu peux recommencer. Tu y arriveras.

Je colle mon front à la vitre glacée.

— S'il vous plaît, prenons la décision ensemble. Qui est d'accord, qui trouve impératif de retourner au Centre ? Alyssa ?

— Oui.

— Oui ?

— Je suis pour. Il le faut.

— Tyler ?

— S'il y avait une autre solution, crois-bien que je mettrais tout en œuvre pour que tu n'aies jamais à remettre un pied là-bas, mais on est coincés, et c'est le plus raisonnable, alors oui.

— Je suis pour aussi.

Am, tu viens sûrement de prendre la décision la plus dure de ta vie. Respire bien fort.

— Aly, on a toujours le numéro de Kristina quelque part ?

Je vois mon reflet dans la vitre, plus pâle que la mort. Je me retourne. Affronter la difficulté en face, voilà ce que l'on m'a appris.

— Dans mon ordinateur, sans doute.

— Appelle Kristina, je lui demande. On a déjà assez tardé.