Chapitre 9, Partie 1

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Au fur et à mesure des jours, ma vie reprend son cours d'une façon tout à fait étonnante, et j'ai la frustrante sensation d'avoir éradiqué de mon esprit les souvenirs de mes deux années passées à Miami. J'ai le sentiment que le Centre use de tous les moyens pour que je n'aie plus ni le temps ni l'énergie d'accorder à ma mémoire un seul instant. À partir de ma deuxième semaine à New York, Kristina et Aaron nous imposent un rythme infernal. Je me lève le matin aux alentours de sept heures, déjeune, m'entraîne jusqu'au milieu de l'après-midi et mange en vitesse un repas sommaire. Après le déjeuner, je vais courir à l'air libre, m'enquérir de l'avancée des traques à la section informative ou bien je parcours les couloirs, en proie à un violent combat contre mes souvenirs ici. C'est insupportable.

Ce qui n'a pas changé, c'est l'omniprésence de Jake, peu importe l'endroit où je me trouve. Je me surprends parfois à me retourner pour lui adresser une parole, et m'arrête juste avant d'avoir prononcé un mot. Une non-absence, un vide qui m'étreint plus intensément que le ferait n'importe qui. Incurable.

Quant à Eden, le savoir en vie, peut-être à quelques centaines de mètres de moi comme à des milliers de kilomètres est à la fois un soulagement et une idée terrifiante. Je n'ai aucune nouvelle, rien qu'une attente douloureuse, car personne ne semble œuvrer pour le retrouver, et seule, je ne peux rien.

Kristina ne m'a pas adressé le moindre signe depuis que nous sommes arrivés pour m'expliquer quel est mon rôle, et ce que le Centre compte faire contre Eden. Dois-je me contenter de me cacher ici pour le reste de mes jours ? Ai-je mon mot à dire en ce qui concerne mon frère ? Quelle est la part de responsabilité d'Alyssa et de Tyler dans tout ça ? Je suis spectatrice de ma propre existence, qui se joue de moi sans pouvoir interférer.

Il y a quand même quelques notes positives à ma vie au Centre. Je me sens acquérir une certaine déférence de la part de mes collègues, et cela me redonne quelque peu confiance en moi. Mes angoisses s'envoleraient presque lorsque je remarque que les regards qui se posent sur moi sont plus admiratifs que railleurs.

Un après-midi, Kristina me convoque enfin dans son bureau. Je me tourne alternativement vers mes deux amis qui ont interrompu comme moi leur course autour du terrain, lorsqu'un agent de la section administrative est venu me chercher. Ils m'encouragent d'un signe de tête, Ty me fait un clin d'œil en reprenant son souffle, le visage couvert de sueur. Ils semblent, comme moi, être soulagés qu'une information nous soit enfin délivrée.

Je parcours donc les couloirs, jusqu'au bureau de notre directrice. Je toque deux fois, puis entre, sans attendre de réponse.

Kristina est submergée d'une montagne de paperasse, comme à l'accoutumée. Une senteur de café fort embaume l'atmosphère, et quelques tasses sont posées çà et là, en équilibre précaire. Il faut dire qu'ici, au Centre, le café est une boisson indispensable pour tenir le rythme.

Son bureau est relativement impersonnel, d'une nuance de gris acier peu accueillante. Mais une grande effervescence semble réchauffer la pièce : Kristina est très ordonnée, comme en témoignent les piles bien classées de documents sur les étagères. Pourtant, son poste de travail, lui, est surchargé de dossiers divers qu'elle ne peut trier tant ils sont nombreux, et qui donnent un sentiment d'intimité à la pièce. Ils la rendent aussi plus humaine. Son bureau est son repère, elle n'en sort que lorsque c'est nécessaire, ne voulant gaspiller une seule seconde du temps réduit qui lui est accordé chaque jour pour gérer sa gigantesque organisation.

Elle lève les yeux de son compte-rendu, et empile soigneusement un bloc de feuilles devant elle.

— Alors, Amber, comment vas-tu ?

— Bien, merci.

Elle me prie de m'asseoir d'un geste de la main, mais je me campe derrière la chaise. Elle fait semblant de ne pas remarquer mon manque de réceptivité. Bon sang, mais qu'est-ce qui me prend d'être méfiante envers Kristina ? Pour me donner une contenance, je me racle la gorge et pose la question qui me brûle les lèvres depuis mon arrivée.

— Il y a du nouveau à propos de mon frère ?

— Eh bien pour être honnête, il ne s'agit pas tout à fait de ça.

Kristina ne bouge pas d'un cil, comme d'habitude, elle se contente de garder un masque impassible. Elle ne répond pas à mon interrogation. Il m'est impossible de déchiffrer ses pensées. Voyant que je ne réagis pas, elle continue.

— Tout d'abord, je voulais savoir si tu t'étais bien réintégrée au Centre, si tu avais un quelconque souci, quelque chose dont tu souhaitais me parler qui serait pertinent.

Des soucis, j'en avais des centaines, et des choses à dire, encore plus. Et pourtant...

— Rien du tout.

— Très bien. Voilà, ce pour quoi je t'ai convoquée : nous sommes en sous-effectif ces derniers temps. Beaucoup d'agents se trouvent dans l'incapacité d'aller sur le terrain en ce moment, nous connaissons un nombre plutôt inquiétant de blessés, dus aux multiples missions effectuées en peu de temps. Il y a un mois, la section informative a déniché un nouveau groupe qui sévit de manière assez incontrôlée dans le centre de Philadelphie. Malheureusement, nos missions n'ont pas été assez fructueuses pour écarter le danger. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons nous priver de Chasseurs, compte tenu de la situation. Je vais faire accélérer votre entraînement, à Tyler, Alyssa et toi. Aaron va s'en charger. Et vous serez envoyés sur le terrain d'ici deux semaines tout au plus.

Les yeux grands ouverts, immobile, je suis pétrifiée. Ne pas craquer, Amberly. Garder son calme. Kristina attend une réaction de ma part, mais la seule chose à laquelle je pense, c'est le sang, la mort et la douleur. Et la seule chose que j'ai envie de faire, c'est de m'enfuir en courant, quitter cet endroit maudit, et partir là où personne ne me retrouvera jamais.

— Je... C'est impossible pour moi, Kristina, je parviens à murmurer.

— Je sais que vous en êtes tous les trois capables, et toi autant que les autres. Tu as un moteur, la vengeance, et tu dois le faire. C'est ton métier, ce pour quoi tu es ici.

Je suis à bout de souffle, comme après une longue course. Le sang bat dans mes tempes.

— Jake voudrait que tu le fasses.

Cette phrase me stupéfie. Je me recule vers la porte, afin de prendre congé. Kristina continue de me fixer, sans aucune émotion.

— Dis à Tyler et Alyssa de venir chacun leur tour. Et rappelle-toi, tout ceci est confidentiel. Merci Amber, et soit forte.

Je quitte le bureau, sur le point de céder à une crise de panique. Mes yeux se voilent de larmes et je ne vois plus qu'un mélange de couleurs, tandis que je cours aveuglément dans les couloirs pour m'éloigner le plus possible de Kristina et de son absence de compassion. 

Les Chasseurs de l'Ombre - Tome 1 : NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant