Chapitre 6, Partie 1

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Les voitures s'engagent enfin les unes derrière les autres sur le chemin forestier qui mène à une vaste plaine, parsemée de sapins. Nous nous arrêtons finalement devant l'entrée d'un parking souterrain. Le bitume est craquelé par endroit, et des pommes de pin roulent sur le sol sous la force du vent. Les bourrasques qui traversent la prairie étouffent les bruits alentour. C'est un lieu relativement calme, plus personne n'y vient depuis quelques années. Le Centre se situe à une soixantaine de kilomètres de New York, et nous sommes quasiment en pleine campagne.

Cela ne me plait pas vraiment d'être dans une zone aussi isolée, au milieu des champs ; d'être à découvert, sans gigantesques gratte-ciel pour nous protéger de tous les dangers. Ici je me sens mise à nue, vulnérable.

Il a été très difficile de trouver un moyen de rendre le Centre des Chasseurs invisible à tout intrus potentiel, tout en le laissant être un endroit facile d'accès et suffisamment grand pour y loger toute une organisation ; car évidemment, le secret de l'existence des Vampires est bien caché du grand-public. Nous ne pouvions pas en faire un lieu apparent, la seule solution possible était de l'enterrer. Et c'est ce que nous avons fait. Le centre anti-vampires se trouve sous terre, étendu sur plusieurs kilomètres carrés, divisé en deux étages. Il regroupe des logements, un grand réfectoire, plusieurs pièces de vie collective, un centre de recherche, des dizaines de bureaux et salles de réunion, un gymnase... En un mot : immense.

Nous attendons que les portes du parking souterrain s'ouvrent. Elles sont habilement dissimulées, et lorsqu'elles nous laissent entrer, j'ai la sensation de pénétrer dans un sanctuaire sacré. Mon stress revient. Des centaines d'interrogations se bousculent dans ma tête. J'ai l'impression d'être une traîtresse, passée du côté de l'ennemi avant d'avoir retrouvé la raison. Le sentiment de ne pas être la bienvenue. Maya me jette un regard de biais pour jauger ma réaction. J'ai les lèvres closes, la mâchoire serrée, et mon cœur bat tellement fort qu'il me paraît impossible que personne ne l'entende. Je tape nerveusement du pied. Mes yeux sont en alerte. J'essaye d'enregistrer chaque détail que j'arrive à percevoir par la vitre, le moindre objet ayant bougé pendant mon absence. Quelques éléments familiers, le passe-badge, toujours au même endroit, la même lumière blafarde dans l'immense parking où nous nous arrêtons, m'apaisent légèrement.

Je sors de la voiture, tremblante, et inspire profondément. L'odeur de bitume est la même. Aly et Ty sont garés quelques places plus loin, et analysent le bâtiment. Leurs expressions reflètent la mienne. De la peur, de la nostalgie, du stress et de l'excitation.

Tous les agents s'en vont et nous laissent avec Aaron et Kristina.

Nous passons les portes vitrées menant au hall d'entrée, une sorte de pièce d'accueil spacieuse et fraîche. Les deux personnes postées derrière le bureau me sont inconnues. Tout n'est peut-être pas resté exactement similaire, après tout.

Kristina se place face à nous, toujours escortée de deux agents chargés de sa sécurité, bien qu'ils aient légèrement baissé leur garde après avoir pénétré dans notre sanctuaire. Elle joint sagement les mains devant elle.

— Malheureusement, de la paperasse et quelques documents administratifs à remplir s'imposent. Je me doute que vous connaissez déjà toutes les règles en vigueur. Aussi je vous autorise exceptionnellement à lire le règlement bien au chaud dans votre lit ce soir. Toutefois, il me paraît essentiel de revenir sur quelques points. L'entraînement quotidien va recommencer dès après-demain pour vous trois. Je sais que vous en étiez au grade cinq avant de partir, mais l'entraîneur en chef, qui est aussi le nouveau vice-directeur de la section principale et moi-même avons jugé plus prudent de vous faire reprendre à zéro, nous explique-t-elle, en désignant Aaron, qui se tient derrière elle.

Alyssa ouvre de grands yeux, et Tyler et moi, offusqués, laissons échapper une exclamation. Mais je ne suis pas indignée pour la même raison qu'eux. Aaron ? Vice-directeur ? Impossible. C'était le poste de Christian depuis plusieurs années. Un poste extrêmement difficile à obtenir. Il faut avoir gravi les échelons jusqu'au plus haut grade de la section combative, le sixième, avoir travaillé dans la section informative et dans la section administrative pendant au moins un an, avant d'espérer décrocher un poste comme conseiller en section principale. Et être nommé vice-directeur ! C'est tout simplement surhumain en deux ans. Comment cet Aaron a-t-il pu progresser aussi rapidement ? Voilà un mystère de plus à propos de lui.

— Reprendre à zéro, Kristina ? Nous allons être avec les débutants ? Questionne Aly d'une voix un peu trop douce, pour masquer son amertume.

— Exactement Alyssa. Et ce n'est pas négociable, ajoute-t-elle en captant le mouvement de protestation de Tyler. Mais cela ne tient qu'à vous. Faites preuve de rigueur, montrez-nous ce dont vous êtes capables, et vous progresserez rapidement.

Je secoue la tête. Recommencer l'entraînement au grade un ne m'enchante pas. Je connais mon niveau, et Kristina le connaît aussi. Du moins s'il n'a pas régressé en deux ans. Mon orgueil a toujours été l'un de mes grands défauts, j'en suis bien consciente. Pourtant, une minuscule part de moi, celle-là même qui a été brisée la nuit ou tout a basculé, est intimement soulagée de ne pas reprendre trop violemment.

Kristina continue :

— Vous pouvez veiller jusqu'à l'heure de votre choix. Vous êtes évidemment des adultes et j'attends que vous vous comportiez comme tel. Sachez qu'aucun retard aux entraînements ne sera toléré, de même à propos des absences, sauf blessure validée à l'infirmerie ou auprès d'Aaron. Pas d'alcool, pas de drogue, mais vous avez le droit de sortir, à condition de porter un mouchard, une arme et un téléphone sur vous. La sécurité minimum en somme. En dehors de vos heures d'entraînement, des réunions et des missions, vous êtes libres. Aucun contact avec vos proches, évidemment. Vous vous engagez à une totale dévotion au Centre ; vous connaissez cette partie du règlement.

Je fixe Kristina. Au cours de ses explications, je me suis redressée instinctivement, et ai levé le menton. Je veux rester le digne agent que j'étais, une personne qui aurait donné sa vie pour sauver celle de ses collègues, sans une hésitation. Une personne en qui beaucoup de gens avaient confiance.

— Nous arrivons à la partie la plus intéressante de mon rébarbatif discours : vos effets personnels.

L'homme posté derrière le comptoir d'accueil s'approche alors, trois clés de voiture à la main, teintant les unes contre les autres avec un son des plus appréciables. Tyler affiche soudainement un grand sourire, semblant lui manger le visage, ses fossettes se dessinant au creux de ses joues. Aly et moi avons les yeux pétillants. Le Centre offre une voiture à chaque agent de plus de dix-huit ans, à son entrée ici. L'homme tend à chacun un trousseau des plus ordinaires. Je m'en empare avec empressement, ravie de pouvoir enfin tenir le sésame de mon petit bolide dans ma main.

— Elles sont déjà garées dans le parking, au deuxième niveau, vous pourrez aller y jeter un œil demain. Vous possédez également des papiers d'identité falsifiés, des armes et tout le reste du matériel nécessaire à la réussite de vos missions, termine notre directrice d'un ton neutre.

Un léger, mais franc sourire se dessine alors sur son visage, aussi bref qu'un clignement des yeux.

— Je suis heureuse de vous compter à nouveau parmi nous.

Les Chasseurs de l'Ombre - Tome 1 : NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant