Chapitre 22, Partie 1

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Au matin je crois avoir rêvé. Je reste un long moment allongée les yeux grands ouverts, à contempler le plafond de ma chambre plongée dans l'obscurité. Mon esprit est à la fois si vide et si saturé de mes souvenirs de la veille que je demeure dans un état profond d'hébétude.

Jusqu'à ce que je décide sans vraiment comprendre comment, à me lever. Je sors de mon inertie ; un seul mot résonne en moi. Aaron.

Je m'en vais le trouver. Mais comment agir ? Que lui dire ? Tout ce que je sais, c'est que j'ai besoin de le voir, me prouver que je n'ai pas imaginé notre discussion d'hier.

Je pénètre dans la salle d'entraînement. Pendant quelques instants une peur terrible m'envahit, tandis que mon regard balaye la pièce sans le repérer. Soudain, mon cœur cogne fort contre ma poitrine, trop fort, presque. Il est au fond du gymnase, affairé avec des Chasseurs à répéter des mouvements, poignards en main.

Je ne peux que m'arrêter et le contempler. La courbe qui relie sa nuque à son dos, ses avant-bras que je perçois par moment, son visage, d'une beauté torturée, époustouflante ; tout son être m'attire désormais avec un magnétisme imparable.

Il ne m'a pas remarqué, alors je m'approche, presque timide. Je ne veux pas le déranger, aussi, je patiente une bonne demi-heure qu'il termine ses entraînements, assise sur un banc.

Je suis presque déçue qu'il ne tourne pas une fois la tête vers moi. Je ne suis même pas sûre qu'il sache que je suis là. Je me surprends à penser qu'il évite volontairement mon regard et cette idée me tord l'estomac.

Je n'en peux plus d'attendre, lorsque son entraînement prend fin. Je m'approche discrètement. J'aimerais pouvoir dire aux autres Chasseurs de partir, de nous laisser un peu d'intimité, mais impossible.

— Salut !

Il détourne son attention du rangement du matériel et pivote vers moi.

— Salut.

Son ton est froid. Je ne retrouve rien de la chaleur d'hier dans ses prunelles. J'ai l'impression de m'adresser à un étranger.

— Hum... Est-ce qu'on pourrait parler ?

— Plus tard, Amber, d'accord ?

— Oui... oui... pas de soucis, je balbutie, stupéfaite.

Je reste plantée devant lui tandis qu'il termine de remettre le gymnase en ordre. Une Chasseuse s'approche et le sollicite pour quelques conseils. Il répond avec calme, expertise, comme à son habitude.

Je patiente encore, mais il fait comme si je n'étais pas là.

Alors ne sachant que faire, je pars. Les larmes me montent aux yeux, mais je les retiens, et je me sauve de la salle à toute vitesse.

La suite de la journée est un calvaire. Je suis d'une humeur massacrante et broie du noir. Au dîner il est bien là, à la table de la section principale, mais c'est en vain que j'essaye de capter son attention. 

 Le soir, de la même façon, je m'en vais me coucher, déclinant l'invitation de mes meilleurs amis à passer quelques heures dans la chambre de Tyler, qui semble avoir enfin mis de côté sa rancune. Je ne leur ai toujours pas parlé de ma relation avec Aaron, ni de notre rendez-vous. Finalement, cela va-t-il être nécessaire ? Je parie qu'il regrette nos baisers d'hier. J'ai cru à la sincérité de son histoire, mais peut-être a-t-il tout inventé.

Et comme pour appuyer mes dires, il est là, dans mes rêves, me brisant une fois de plus le cœur. Ses yeux me fixent, et ses mains courent sur mon corps, caressant ma peau, jusqu'à longer ma nuque. Mais c'est avec violence qu'il serre soudain sa poigne, me coupant la respiration. Il approche ses canines acérées de mon cou tandis que l'air reste coincé dans ma gorge et que je m'étouffe. Je me réveille en sursaut avec la furieuse impression de mourir une fois de plus.

Les deux jours suivants, rien ne change, sinon que mon espoir d'obtenir une explication au rejet d'Aaron s'amenuise. Je le croise à deux reprises dans les couloirs, et tente ma chance, l'arrêtant pour lui parler.

— Hey.

Je l'attrape doucement par le bras, le forçant à me regarder.

— Tout va bien ?

— Tout va bien, je te remercie.

Mais avant que je n'aie eu le temps de le questionner, il s'échappe, sans un mot de plus.

Ce qui me préoccupe plus que tout c'est qu'il ne semble pas me haïr particulièrement. Il paraît soucieux. Ses traits assombris reflètent des tourments profonds, dont il ne me fait pas part. Se sent-il en danger maintenant qu'il m'a révélé son histoire ? Est-ce que je lui fais peur ?

Comme à mon habitude je me réfugie dans le sport, et dépense encore de mon temps et de mon énergie à la salle d'entraînement. Me dépasser me fait du bien. Évidemment, annihiler mes questions dans le travail n'est qu'une solution provisoire, puisque Aaron passe également une grande partie de ses journées au gymnase.

Ainsi, je m'occupe avec la compagnie Maya. Nous jouons aux échecs dans la cafétéria, entourés par quelques Chasseurs parmi lesquels Jacob, Ethan, et Eddy. Un jeu auquel j'excelle particulièrement depuis que Jake m'a initié. Sans surprise, je remporte la partie, avant d'en entamer une autre avec Jacob l'orgueilleux, qui essuie à son tour une défaite. Je quitte la salle lorsque, une fois de plus, Aaron y pénètre, remplissant l'air de sa présence. À ma sortie, je ne peux m'empêcher de lui jeter un coup d'œil, mais il détourne la tête.

C'est ne sachant où aller et que faire que j'échoue à un endroit où je ne me suis pas rendue depuis bien longtemps : la cachette derrière le mur d'escalade. Le gymnase est vide et personne ne me voit gravir rapidement la paroi. Lorsqu'enfin je me tortille pour atteindre l'espace, je jurerai y sentir la présence de Jake. Le lieu est exigu, seulement un petit mètre cinquante sur trois, et l'on y tient uniquement assis ou accroupi. Une légère lumière filtre à travers la structure en bois. La poussière qui tapisse le sol m'indique clairement que personne n'a violé notre sanctuaire depuis des années. Je m'installe au même endroit que je l'ai fait des centaines de fois, et laisse les souvenirs m'envahir.

J'ignore pourquoi je suis venue ici. J'ignore pourquoi ce soir, soudainement, l'absence de Jake m'est aussi insupportable, mais toujours est-il que je pleure en silence, dans ce lieu secret qui a abrité tant de baisers et de battements de cœur saccadés. C'est cette intense solitude que je ressens depuis des jours qui finalement me submerge. Je donnerais tout pour, une seconde seulement, sentir ses bras autour de moi, entendre sa voix me murmurer que tout va bien, tant que nous sommes tous les deux. Alors que cela ne m'est pas arrivé depuis des années, une vague de détresse pénètre mon cœur et j'aimerais hurler de douleur. Pourtant je me retiens, me mordant les lèvres et serrant très fort les poings. Les larmes semblent m'inonder. Pendant de longues minutes, je m'épuise à retrouver mon calme, puis finis par m'endormir, las d'avoir tant pleuré. Recroquevillée dans mon refuge, à même le sol, ce n'est pas le visage d'Aaron, mais celui de Jake qui surgit dans mon sommeil.

Les Chasseurs de l'Ombre - Tome 1 : NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant