Chapitre 32, Partie 3

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C'est un midi, pendant que je coupe quelques légumes pour le déjeuner, que je me décide à confronter Eden. Assis sur le canapé, il est plongé dans un livre. Je commence par une question simple :

— Quel jour sommes-nous ?

— Le 29. 29 novembre.

C'est ce qu'il me semblait.

— Cela fait plus de trois semaines. Tu comptes me garder ici toute ma vie ?

— Non.

— Tu n'es pas fatigué de devoir me surveiller comme une enfant ?

Il soupire, pose son livre, et lève les yeux vers moi.

— Le temps passe différemment lorsqu'on est un Vampire. Étrangement, l'éternité ne nous donne pas vraiment le loisir de nous ennuyer.

Ses réponses à demi-mots m'épuisent. Je perds patience.

— Soit sincère, qu'est-ce que tu attends ? Pourquoi tu ne me tues pas tout de suite ?

— Je ne crois pas qu'il soit question de te tuer.

Tu ne crois pas ? Ce n'est pas toi qui décides, alors ? On te donne des ordres ?

Il garde le silence. Toujours ce problème de ne pas savoir mentir. Je commence à avoir une idée de son plan.

— Je vois. Et que diraient tes patrons s'ils me retrouvaient la gorge tranchée, ou une lame plantée dans le cœur ? je le provoque, faisant virevolter mon couteau de cuisine devant ses yeux.

Il se redresse, le regard alerte.

— Ne sois pas ridicule.

— Je ne le suis pas. Cela fait un moment que je n'ai plus peur de la mort.

Eden me dévisage, incrédule. Il ne sait pas que je bluffe. Évidemment que la mort m'effraie, mais j'en ai vraiment assez d'être enfermée. Je le nargue en passant la lame contre ma carotide.

— Les gestes sont les mêmes que pour les Vampires... Si je tranche ici, je suis certaine de ne pas rater mon coup, et de mourir vite.

J'appuie un peu plus fort et Eden bondit, m'arrachant le couteau des mains.

— Arrête ça tout de suite ! me gronde-t-il. Il n'est pas question que tu mettes fin à tes jours.

— Alors, laisse-moi sortir ! je renchéris sur le même ton. Tu es vraiment idiot, si tu penses pouvoir me garder en vie. Les Vampires que tu sers auront vite fait de me briser la nuque sitôt que tu me remettras à eux. Réfléchis un peu par toi-même, pour changer, et tu t'apercevras aussi clairement que moi que je n'en ai pas pour très longtemps.

Je vois ses sourcils se froncer et son regard se transformer tandis que je parle. Mais alors que je termine ma tirade, il saisit un petit vase en céramique posée sur le buffet et le jette à travers la pièce. Il expose en mille morceaux contre le mur dans un bruit retentissant. Nous contemplons quelques instants les débris, lui avec colère, moi avec stupeur, avant qu'il n'enfile une casquette, et disparaisse sans un mot en claquant la porte d'entrée derrière lui.

Surprise de son emportement, je fixe un moment le vide. Je n'aurais sûrement pas dû le pousser à bout comme ça, ne serait-ce que pour ma sécurité. Mais enfin, il l'a cherché. Boudeuse, je m'en vais m'installer sur le canapé, et entame son roman. Je m'attends à le voir réapparaître quelques minutes plus tard, mais trois heures après, il n'est toujours pas rentré.

Pourtant, soudainement, un bruit de clé qu'on insère dans la serrure brise le silence. Je saute sur mes pieds, prête à demander à Eden où il était parti, et à le sermonner pour être sorti en pleine journée, sans porter ses lentilles de couleur. Mais dès les premières fractions de seconde, je comprends que quelque chose est différent. Le son est trop lent, trop hésitant. Ce n'est pas Eden. Pétrifiée, j'ai quand même le bon sens de me tapir contre le mur de la cuisine, et de saisir le couteau de tout à l'heure. Muette, j'observe du coin de l'œil le hall d'entrée, imaginant déjà des dizaines de scénarios. D'autres Vampires ? Aaron ? Tyler et Alyssa ?

Enfin, la porte s'ouvre, dévoilant un vieil homme d'une soixantaine d'années, vêtu d'une veste en tweed usée, d'un béret masquant ses cheveux poivre et sel, et d'épaisses bottines à crampons. Interloqué, il laisse tomber à ses pieds un sac de voyage en cuir et serre fortement ses clés dans sa main, détaillant la pièce des yeux.

— Qu'est-ce que... ? souffle-t-il d'une voix tremblante.

Je comprends instantanément l'enjeu de cette irruption soudaine. Posant mon arme, je m'anime et me rue dans la chambre d'Eden, me jetant sur la commode où se trouve son portefeuille et ses papiers d'identité. Surpris de mon apparition, le vieil homme sursaute, avant d'ouvrir de grands yeux et de s'élancer à ma poursuite, mi-furieuse, mi-terrorisée.

— Que faites-vous chez moi ? C'est une violation de domicile !

Je ne l'écoute qu'à moitié, entièrement focalisée sur l'incroyable opportunité qui m'est donnée. Mon corps se met en action, et chacun de mes gestes est calculé pour être le plus rapide et le plus efficace possible. Je ne perds pas une seule seconde, le cerveau en ébullition. Mon esprit est ultra-clairvoyant. Je fourre l'argent et le portefeuille d'Eden dans son sac, emporte mon couteau de cuisine, et enfile mes chaussures et un sweat-shirt. Le vieillard contemple mon petit manège depuis le couloir pendant quelques instants, interdit, avant de composer un numéro de téléphone sur son portable. Avisant son geste, je lui arrache l'objet des mains, et le glisse dans ma poche.

— Ne restez pas là, Monsieur. Il vous tuera. Vous devez fuir !

Il reste figé, abasourdi. Le temps d'une seconde, je prends sa main dans les miennes pour le remercier, lui transmettant d'un contact urgence, gratitude, et bienveillance. Puis je m'enfuis. Je m'engage précipitamment dans le couloir, suivant les panneaux de sortie, gravis les marches d'un escalier quatre à quatre, et arrive dans le hall d'un immeuble sombre et usé. Le cœur battant à tout rompre, je pousse les portes battantes donnant sur l'extérieur, et je m'élance sans hésitation dans l'inconnu, enfin libre.

Les Chasseurs de l'Ombre - Tome 1 : NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant