31. Le Grand Bazar

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Abelone n'aurait pas été foncièrement en désaccord avec Meyer, mais son inhumanité lui aurait indubitablement fait grincer des dents. Heureusement ou malheureusement, elle ne saura rien de ce qui se passe dans les bureaux de la O.R.D.E. ou s'organise au même instant parmi les escouades de la Horde.

Elle ne se l'avouerait jamais, mais son militaire de compagnie lui manque. Elle se sent seule. Plus encore depuis qu'elle a reçu ce message sur son smartphone une demi-heure plus tôt: [Impossible de quitter la ville. Viens chercher les jumeaux. Nous t'attendrons au grand bazar. Polo.]

Elle lève les yeux sur le miroir de la salle de bain. À gauche de l'image de jeune femme mal éveillée qu'il renvoie, une série de nombres est tracée au rouge à lèvres bas de gamme. Après quatre jours, elle les connaît par cœur sans trouver la détermination de les effacer. Elle a pourtant nettoyé le texte qui les accompagnait: "Quand tu en auras marre de masturber ton Intention, appelle-moi."

Son envie de lui téléphoner n'a plus tout à fait à voir avec l'Intention, la solitude, ou la curiosité; davantage avec l'appréhension.

Un rendez-vous au Grand Bazar... Que risque-t-elle?!

Chaque vendredi pour quelques heures, le Grand Bazar envahit les rues du centre de la zone 4 de ses innombrables échoppes de marché et de brocante. Tous les bas quartiers s'y rassemblent à la recherche de la bonne affaire, du troc idéal, ou de la meilleure contrebande – pour ceux qui connaissent les bonnes adresses.

La situation géographique et la multitude du brassage humain, dissuadent toutes descentes armées et promettent que tout puisse se produire sans que les hommes en bleus n'osent s'y aventurer. Tout au plus, quelques agents en civils s'y baladent, repérables à leur seule démarche. Même les pires malfrats mettent en pause leur vendetta mafieuse pour remplir leur petit cabas des plus beaux fruits à l'égard de leur mémé malade.

Abelone y sera en sécurité. Qu'est-ce qui la retient, dans ce cas? La mise en garde de Meyer. Celle de ne pas quitter sa zone.

Est-elle réellement en train d'hésiter à demander l'aval de ce cinglé?! De ce tueur de masse, tortionnaire, à la botte du gouvernement?! Elle se fait honte! et c'est ce qui la décide à ne pas tenter de le joindre.

Rho, ce débile de Polo, bon sang! rage-t-elle en se lavant le visage à l'eau glacée. Plus con encore est celui qui lui a confié ce boulot de passeur. Amalrik! Quand elle va l'attraper celui-là...

Elle a plusieurs heures devant elle, mais se prépare moins soigneusement que si elle se rendait directement à l'école. La mise en plis et les chaussures neuves ne sont pas recommandées aux confins de la zone 4. Dommage pour son collier de perles et sa bague en émeraude. Et dommage pour ce coup de fil.

Acte manqué.

Un vendredi en fin d'après-midi d'hiver dans le zone 4, c'est l'ambiance sale des vieux films post-apo où le jour ne semble jamais devoir se lever.

Les visages crasseux au-dessus de vêtements loqueteux, croisent les dégaines assurées, cheveux gominés et flingues à la ceinture, dans la pataugeoire boueuse qu'est devenue la chaussée, faute d'entretien. Les retombées des usines amassées sur les reliefs des façades forment des coulées sous les châssis à la peinture écaillée – lorsqu'elle existe encore. On peut parfois deviner que certaines maisons arboraient autrefois des teintes gaies, d'autant plus éteintes sous les halos des braseros qui réchauffent les mains et les lampadaires alimentés périodiquement par des générateurs financés par les mafias elles-mêmes. L'État a à ce point abandonné les quartiers.

Le premier choc passé, tout cela disparaît.

L'air ambiant embaume des saveurs des stands de street food dans l'heureux brouhaha des conversations enjouées. Le Grand Bazar, c'est aussi et surtout cela: un temps de pause et de rencontre. Un temps de fête foraine sans forain!

Black Bag [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant