12. Eux; les siens

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Je vais te conquérir.

Pour qui se prend-il celui-là?!

Je vais te conquérir.

Pas"je veux"; "je vais". "Je vais te conquérir"!

Elle a beau secouer la tête, se concentrer sur sa tâche, Émilie ne parvient pas à refouler cette voix ardente et grave qui lui assure que le destin est déjà scellé. Cette putain de voix qui la poursuit jusque dans la nuit.

Elle est terrifiée. Mais ça va! Il ne s'agit pas de la terreur brûlante qui fait faire n'importe quoi; qui pousse à courir pour fuir l'ours qui vient d'apparaître au détour d'un sentier, ou de sauter du troisième étage pour échapper au feu qui consume la maison.

Maintenant que ce cinglé n'est plus là, c'est une bonne terreur qui la couve. La froide. Qui creuse sa place dans les entrailles et active les neurones d'une vitesse inespérée. Qui avise quoi faire avant même d'avoir conscience d'avoir cherché, et rend les mouvements assidus.

Cette terreur glacée n'est pas innée. Elle s'apprend. Comme on apprend à rouler en voiture sur la neige en y pratiquant des freinages d'urgence, elle requiert de répéter des gestes dangereux jusqu'à les rendre anodins. Elle demande de subir des situations extrêmes jusqu'à ce qu'elles fassent partie du quotidien.

Lorsqu'elle est acquise, les détours de la vie, même surprenants ou inédits, n'ont plus la même emprise.

Hormis lui, se dit-elle dans un grimace désabusée. Lui, reste un imprévu de taille.

Dès la première sonnerie, elle lâche le pantalon plié dans le sac et se précipite sur le téléphone. « Allo?

T'as essayé de me joindre? »

Émilie pousse un soupir de soulagement. Son interlocuteur n'a pas besoin de se présenter. Il ne le fera pas, même s'il le fallait. « Ouais. J'ai besoin d'aide. » Durant d'interminables secondes, elle n'entend qu'une respiration lente et le grattement léger d'ongles sur une barbe. Elle commence à bouillir, mais s'astreint au calme. « S'il te plaît, insiste-t-elle. On peut se voir? »

Le raclement cesse. Une vague inspiration tergiverse. « Dans une heure. » La tonalité enchaîne aussitôt.

Toujours aussi exubérant. P'tit con.

Émilie jette le téléphone sur le matelas, les mâchoires contractées. Elle se hâte de s'emparer d'une nouvelle brassée de vêtements. Il faut qu'elle se barre au plus vite.

« Qu'est-ce que ça pue ici! » Émilie se retourne d'un bond, arme pointée en direction de la porte et l'intruse au nez froncé de dégoût. Cette dernière lève les yeux des lames élimées du parquet laissées à nu par le tapis jeté, et hausse les sourcils face au canon. « Si j'avais imaginé l'accueil, je n'aurais pas répondu présente.

— Pardon Tannisa, soupire Émilie en baissant le canon. »

D'âge identique, sa tante semble pourtant bien plus vieille. Les rides d'expressions marquent le visage buriné. Sur le nez et les joues, les stigmates de brûlures causées par le froid, contresignent les mois de mauvais traitement qu'elle a subit au camp de travaux forcés de son pays d'origine, où les engelures ne lui ont pas moins enlevés que l'usage de deux doigts. Ça lui donne un air endurci et sage dont elle joue pour faire entendre sa voix parmi les anciennes de la caste.

C'est exactement ce dont a besoin Émilie maintenant: une voix qui fasse le poids.

Tannisa note le nouveau loquet à la porte qu'elle ferme à regret. « Cette odeur de javel est infernale, ronchonne-t-elle.

Black Bag [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant