44. Faire d'un Pierre deux coups

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Dans l'alignement des dizaines de façades identiques, les bordures grisaillent et les jardinets dépouillés par l'hiver sont bien tristes. Une vision d'une morosité à l'égal de son état d'esprit.

Il se sent moulu. Presque aussi littéralement que s'il avait passé la journée dans une machine à laver. Il a subi le battage et le programme d'essorage à mille quatre cent tours minute.

Exsangue moralement et physiquement.

Vidé de toutes ses ressources.

Il doit se traîner depuis la Jeep qui l'a raccompagné jusqu'à la porte de la petite maison de la cité militaire. Le portillon grince et les gravillons de l'allée roulent sous ses pas désarticulés. L'entrée s'ouvre sur le sourire aimant de sa mère alertée par le bruit. « Bonsoir mon titou! Tu rentres tard, je me suis inquiétée.

— Le sergent-chef m'a retenu, ânonne Pierre sans entrer dans les détails de sa visite forcée au psy de la base. »

Il gravit laborieusement les trois marches du porche. « Rien de grave? » s'inquiète sincèrement la dame à laquelle il répond d'un dodelinement de tête négatif. « Bien, se satisfait-elle en s'effaçant pour le laisser entrer. J'ai vu les infos, reprend-elle gaiement en repoussant la nuit hors de la maisonnette. Je t'ai préparé ton dessert préféré pour fê... » Son débit ralentit en voyant son cher enfant se hisser lourdement à la rampe de la volée d'escaliers. « ...ter ta réussite de la nuit dernière. Tu vas bien, mon titou?

— Fatigué. Bonne nuit, 'man.

— Bi– bien. On fêtera demain alors.

— Ou jamais, marmonne pour lui-même le tireur de précision. »

La porte de sa chambre se ferme silencieusement et le corps du jeune homme rebondit mollement sur le matelas où il se laisse tomber. Il sort l'emballage métallique de sa poche. Dedans, un sommeil chimique. Aux frais de l'armée! Il l'ouvre directement dans sa bouche et l'avale sans eau ou arrière pensée. En quelques minutes, la drogue agit. Pierre tombe bien heureusement dans des limbes sans rêve ni cauchemar.

À sa sortie du coma médicamenteux, le soleil traverse la fenêtre qu'il n'a pas pris le temps de voiler de ses tentures. Il illumine les plis informes de l'uniforme dans lequel il a passé plus de trente-six heures. Des heures terribles.

Il a visé juste. Il ne manque jamais. Même dans le noir quasi total. Même par vent moyen. Cette fois n'a pas dérogé à la règle. Il a touché. En pleine tête. Tel que recommandé lorsque la cible est susceptible de porter une ceinture d'explosifs.

Sur le moment, il ne s'est pas retourné sur le résultat: le commandant a commandé; le tireur a tiré. Mais lorsqu'il a rejoint ses compagnons de fortune sur le bitume près de la ligne de prisonniers rangés comme des santons dans une vitrine, la lumière électrique des aubettes formant barrage routier éclairait sa cible abattue.

Sa victime.

Un gamin. Plus jeune que lui, alors que lui-même est encore considéré comme un gosse tant par sa mère que par la hiérarchie extérieure à l'O.R.D.E. C'est vrai, il est un gosse! Mais un gosse enrôlé entraîné à tuer. Tandis que Lui... L'autre. Il n'avait certainement pas envisagé cette fin de carrière.

A-t-il été embrigadé par son père? Un oncle? Un supérieur religieux? tel que Pierre l'a été par son commandant. Ont-ils tous deux subi le même matraquage?

Suis.

Obéis.

La récompense sera grande, promet-on. La gloire d'un dieu ou d'une nation.

Black Bag [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant