Un discret bip attire l'attention de Phil sur l'écran à son poignet. Un message de Stim'. Encore.
Il reporte les yeux sur les fenêtres du bâtiment en face. Il replonge aussitôt dans son esprit. C'est de cette manière qu'il peut rester immobile durant des heures dans le silence de l'appartement, totalement concentré sur le moindre mouvement que peuvent percevoir ses yeux fixés sur la vitre de l'autre côté de la rue.
Enfoncé dans ses pensées, il ne cligne plus que rarement. Seul l'instinct primaire connecté aux nerfs oculaires est actif.
Il capte l'ombre d'un profil sur le rideau et revient instantanément à la surface. Il a évalué la taille et le poids de la silhouette plus vite que le programme informatique de l'ordinateur à son côté. Il sait qu'il a sa cible.
Il se baisse et plonge l'œil dans le viseur. « Confirmation » lui signifie enfin une voix robotique dans l'oreillette. Biture aurait rétorqué « Je sais connasse de machine! ». Pas Phil. Il ne parle déjà que peu aux êtres humains, alors à un programme, jamais.
Son souffle est contrôlé tandis qu'il suit l'ombre du bout du canon. L'ordinateur lui transmet machinalement la force du vent, la pression atmosphérique, ou encore l'hygrométrie sans qu'il n'écoute. Le drapeau pendu à la façade au bord de son champ visuel lui apprend tout ce dont il a besoin.
Il bloque sa respiration et tire deux fois. Presque silencieusement. La puissance de l'arme le fait tressaillir sans dévier de ses cibles. «Confirmation.» lui dit encore inutilement l'ordinateur au moment où il rabat l'écran sur le clavier.
Il range tranquillement son fusil, récupère les capteurs et caméras connectés et replie le reste du matériel. Tout tient en deux mallettes.
*bip*
Stimulus a laissé trois nouveaux messages. Phil n'en pense rien. Il ne lui vient pas à l'esprit que son plus ancien collègue puisse avoir besoin de lui. Il est en mission et tant qu'il n'aura pas grimpé dans la voiture, la mission n'est pas finie.
Une pesante valise pendue au bout de chaque bras, il enjambe le corps de la sexagénaire qui avait vainement tenté de l'empêcher de réquisitionner l'appartement le temps de remplir son objectif. Il n'y a pas de sang. Il a fait ça vite et proprement. Parce que pour lui, elle ne valait pas une balle. Les antiétatistes et autres désobéissants n'en méritent que lorsque leurs noms apparaissent dans ses dossiers.
Phil descend les escaliers jusqu'à retrouver le trottoir. Il se fraie un passage entre les gens. Un gamin bouscule l'une des mallettes mais il continue invariablement d'avancer vers son véhicule. La mère du gosse ouvre la bouche pour l'apostropher. Elle la referme et pâlit en le voyant s'arrêter à hauteur de la camionnette blanche flanquée du logo du nouveau régime. Elle tire son mioche gémissant dans l'autre direction.
Il faut dire que ces véhicules de service sont voyants. Et c'est le but. Peu importe votre zone de résidence, lorsque vous apercevez la carrosserie délavée au loin, vous comptez vos écarts de conduite en cherchant si l'un d'eux risque de vous valoir un passage à tabac; si elle s'immobilise devant chez vous, la terreur vous broie à vous faire vous pisser dessus.
La peur est une arme redoutable entre les mains des agents du nouvel état Contre-Mercier. La police n'y est guère plus qu'une unité administrative et de patrouille. Dans les zones 4, 5, et 6, on y brûle encore les voitures lignées de bleu, mais quand les SUV ou camionnettes blancs de rafles apparaissent, même les caïds se terrent en attendant que la tempête passe.
Si Phil terrifie à la simple évocation de son nom, il n'a pas l'habitude d'attirer ce genre d'attention. Seuls les impératifs de la mission commanditée pouvaient l'y contraindre.
À peine est-il installé derrière le volant que le combiné intégré à l'habitacle émet sans qu'il n'ait à décrocher. « Philotas! État de la mission?
— Réussie, monsieur.
— Bien, Phil. Bien. »
Le soulagement du Ministre est bien perceptible dans ce simple mot. Il laisse un instant de silence avant de s'enquérir des détails: « La mafia de grenouilles de bénitier saura que c'est nous?
— J'y ai veillé, monsieur.
— Des pertes collatérales?
— Une propriétaire réfractaire.
— Et les gardes du corps? »
Le capitaine homme de main observe l'entrée du bâtiment visé où des types entrent et sortent sans avoir l'air de savoir quoi faire. « En pleine déroute, monsieur. Je vais leur passer devant avec le véhicule de rafle.
— Je savais que tu mènerais cela d'une main de maître. Une main de Maître!
— À l'avenir, appelez quelqu'un d'autre pour ce genre de boulot. »
Il a parlé du même ton détaché que pour tout le reste. Le ministre éclate d'un rire tonitruant qui grince aux oreilles de Phil.
Personne d'autre que lui n'oserait faire une telle réclamation. Il sait qu'aussi haut placé soit-il, le Ministre des Cultes (plus connu sous la désignation de Ministre de la Répression des Culs) se privera bien de le contredire: quand on a une telle arme chargée pointée vers ses ennemis, on évite de la laisser s'enrailler. Ou prendre le risque de la voir se retourner contre soi, à plus forte raison
« C'est entendu, Philotas. C'est entendu. » Phil déteste la manie qu'il a de se répéter. Ça lui donne l'impression de perdre son temps.
« Autre chose, monsieur?
— Tu retournes aux Renseignements, si je comprends bien?
— Jusqu'à la prochaine mission où je n'aurai pas à attirer l'attention, oui. »
Il souligne bien ainsi que ce sera vraiment la seule fois qu'il accepte ce genre de contrat au vu et au su de tous. Il aime travailler seul, dans l'ombre, loin de la population lambda. Provoquer la discorde ou la terreur en comité restreint dans la moiteur d'une cave est plus plaisant que d'attirer les coups d'œil terrifiés des passants. Se salir est une chose trop intime pour être partagée; la peur n'a pas pour vocation de satisfaire un ego, elle se déguste.
« On se croisera au QG de la prison dans ce cas. » Inévitablement, songea Phil sans émotion. « Ton compte est déjà approvisionné. » poursuit le ministre. « Prends quelques jours pour toi; dépense ta prime bien méritée. » Comme si son avis l'intéressait!
« Au revoir, monsieur. » abrège-t-il.
« Phil, tu- » Il ne connaîtra jamais la suite de la phrase: pour être sûr de ne plus avoir la mauvaise surprise d'un appel forcé, il arrache le moniteur coincé devant le levier de vitesse. Il balance l'appareil derrière le siège et continue de tirer la suite jusqu'à ce que tous les câbles électriques soient coupés de leur source.
Il allume une cigarette abandonnée dans le cendrier du tableau de bord et démarre le véhicule.
À présent, une dizaine d'hommes tiennent conciliabules devant l'immeuble de la maîtresse de leur patron mort. Il pourrait tous les coffrer pour rassemblement illégal. Mais il n'aime pas montrer sa tête en intervention. Au lieu de quoi, pour bien marquer leurs esprits comme ceux des badauds, il appuie sur l'embrayage et l'accélérateur à leur hauteur. Le moteur rugit. D'une simple pression sur le volant, il allume le haut-parleur extérieur. « Dispersez-vous. » L'ordre, aussi calme fut-il, est suivi à la lettre. En deux secondes, place nette se fait.
Alors il reprend sa route, dissimulé derrière les vitres teintées pare-balle, certain qu'on se rappellera de la présence d'un agent de l'état à l'heure des meurtres.
Commencent vingt minutes de tranquillité jusqu'au hangar où il doit rendre la camionnette. Ensuite, il faudra passer aux problèmes de Stimulus...
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Black Bag [Terminé]
RomanceIl a suffi d'une fraction de la campagne électorale attisée par la peur. Deux semaines de matraquage médiatique durant les quatre mois de campagne, une énorme opération de médisance, et un seul slogan: "Votez contre Mercier". À l'heure de la victoir...