16. Poser un lapin

59 6 2
                                    

"21h30"

C'est la seule mention sur la carte du bouquet. Abelone a eu tout le temps de la trouver dans le métro qui la ramène à sa miséreuse solitude. Dommage pour ce connard, elle ne serait pas là pour voir ce que son esprit tordu lui a concocté.

Elle tire son dernier trousseau de clefs de son sac en remontant le couloir parcouru mille et une fois. Une fois de trop! Le panneton en avant, elle s'apprête à le glisser dans la serrure et se statufie: à peine l'a-t-elle frôlé que le battant s'écarte en grinçant. « Fait chier! »

Elle donne un coup dedans, assez fort pour qu'il claque contre le mur. Personne n'est en embuscade derrière. Elle abandonne ses charges dans l'entrée pour saisir la barre anti-intrusion institutionnelle. Un rapide tour des lieux la rassure et l'enrage tout à la fois. Personne ne squatte, mais ceux passés par là ne sont pas partis les mains vides.

Son meuble télé, déjà déserté d'écran, manque à l'appel. Tout comme son verre préféré de 50cl, qui lui tenait compagnie à chaque séance de lecture en lui évitant de s'interrompre toutes les demi-heure. Ainsi que... tous ses draps et couvertures. Ils lui auraient probablement chourré son matelas s'il n'était un de ces vieux modèles à ressorts ultra lourd et encombrant, ou son pauvre microonde s'il n'était une antiquité au revêtement de plastique écorné. Elle-même a peur de foutre le feu à chaque fois qu'elle l'utilise.

Arrivée là dans l'inventaire, elle l'abandonne. Elle n'a pas le courage.

Elle récupère le bouquet de fleurs qui a trempé le haut de la pile de pantalon, et saisit un gros mug fêlé de l'armoire murale. Les canalisations crient de supplice et crachotent une première eau grisâtre de sédiment. Elle attend qu'elle se fluidifie et s'éclaircisse pour y remplir la chope. Les tiges, un peu à l'étroits, passent néanmoins dedans.

Elle pose le récipient garni sur la table et s'étonne à le trouver joli. Il n'a pas la prétention des bouquets génériques achetés à la va-vite. Il aurait pu être composé sur-mesure de la cueillette d'une enfant par une fleuriste de talent.

La scène pourrait se dérouler sous ses yeux: une enfant brune à la petite robe printanière, revient de son excursion dans les prés, l'anse d'un panier plein sur l'avant-bras. La maman souriante accueille la récolte dans sa petite boutique tout illuminée d'une splendeur solaire. Sous le regard gai de la petite, la dame harmonise et façonne. En touche finale, elle glisse une élégante rose de ses propres fournitures.

Abelone cligne, s'éloigne de son village, revient dans la chiche clarté de l'appartement décrépit. Seule.

Sa mère lui manque... Et sa patrie... Cette douceur de vivre... Cette naïveté.

Mais elle n'a pas le temps de se laisser aller. Si elle veut être à l'heure à son travail de l'autre côté de la zone, elle doit régler ce problème de porte et reprendre le métro.

Elle ne régresse pas, tente-t-elle de se convaincre. Ce n'est pas un retour à la case départ. Elle avance en cercle, c'est tout!

Le froid est généralement décrit comme tranchant. Une lame de rasoir qui entame la peau. D'expérience d'Abelone, cela n'est pas tout à fait exact. Une bourrasque glacée peut être tranchante. Mais le vrai froid est un acide. Il ronge tout sur de larges portions, pas seulement par encoches dans la peau. Il corrode et cautérise sur son passage pour s'infiltrer toujours plus loin. Peau, chair, nerfs, tendons, os. La graisse elle-même ne donne qu'une illusion de protection. Rien n'est inatteignable, rien à l'abri. Et l'engourdissement promis en littérature n'arrive jamais assez vite.

Blottie du mieux qu'elle puisse dans son vieux hoodie doublé, son manteau cent pour cent synthétique en guise de couverture, c'est ce qu'elle expérimente à nouveau.

Black Bag [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant