38. Un carnet pour les gouverner tous

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C'est flou. Enveloppé d'un brouillard à la densité fluctuante. Des bribes apparaissent, refont surface comme on distingue en plissant les yeux.

Une odeur chimique piquante. Des éclats de voix inconnues. Les intonations profondes d'un timbre masculin reconnaissable entre mille. Lentes, presque monocordes. Patientes. Intimes. Elles lui parlent. Elles lui font passer un message sous-entendu. La concentration. Difficile à rassembler. L'élocution. Pénible à activer. Une main lui caresse les cheveux et les paroles se font réconfortantes. La réponse donnée semble satisfaire. Et la torpeur l'emporte.

L'odeur diffère. Durant un instant de confusion, Aby croit reconnaître la pointe de lavande qu'elle retrouve chaque soir depuis une poignée de semaines. Celle du produit de lessive acheté à madame Kutner par Tannisa. Jamais elle n'a trouvé de lessive préparée maison qui blanchit et assouplit aussi bien les draps. Sa tante a raison sur ce point.

Une pointe scélérate perce sa poitrine, la sortant irrémédiablement de la léthargie. Ses paupières sont lourdes et encollées comme si de la cire avait séché sur ses cils. Elle voudrait les frotter mais son bras reste poids mort.

Le temps de trouver la détermination d'ouvrir les yeux, elle fait l'inventaire de sa carcasse sous la couverture râpeuse. Au-delà de se sentir collante et globalement douloureuse, elle est surtout assoiffée. Sa langue prend une place démesurée dans sa bouche. Sa gorge démange de siccité. Son corps est si asséché que sa vessie ne proteste pas de ne pas avoir été vidée depuis plus d'une demi journée. Vu l'état de crasse dans lequel elle se sent, l'organe pourrait bien s'être purgé par les pores de sa peau!

Dans une grimace dégoûtée par sa pensée, elle parvient à entrouvrir ses paupières tuméfiées. Une toile kaki s'étire sur des mètres à quelques pas. La lumière électrique a laissé place à une douce clarté naturelle au travers des ouvertures plastifiées. Un nouveau jour s'est finalement levé sur le campement de fortune.

Deux poches accrochées à un porte sérum sont reliées à la saignée de son coude. Des armatures roulantes garnies de rideaux ont été placées entre le lit d'auscultation et l'entrée, mais un morceau de silhouette en treillis de combat est visible entre les pans. Le militaire de faction n'a qu'un geste à faire pour réduire son intimité à néant. Des hommes échangent quelques mots à voix basses et elle ferme précipitamment les yeux pour faire la morte.

« J'ai dormi quelques heures. Je peux te relever si tu veux.

— J'attends le capitaine comme prévu, répond la voix profonde de Rek.

— Il est parti dormir aussi?

— Le capitaine? raille-t-il. Avant d'avoir fini ce qui est commencé? »

L'autre joint son rire à celui de son compagnon et reconnaît son erreur. Une sonnerie s'élève en sourdine avant que l'armoire à glace ne révèle qu'il s'agit justement d'un appel de leur supérieur, comme s'ils l'avaient invoqué. « 'taine? » Il écoute et un brise-vue cliquette pour qu'il puisse répondre: « Elle fait semblant d'être inconsciente. » Mais bordel! C'est qui ces mecs capables de tout savoir?! peste intérieurement la jeune femme. Grillée, elle rouvre les yeux pour fusiller la grosse tête qui dépasse, à laquelle la voix de Meyer questionne: « Elle t'assassine du regard?

— Yep! constate Rek après un petit ricanement. »

Depuis la salle inondée par la blancheur des néons, Phil essuie son couteau sur un linge élimé par les lavages. Tellement prévisible! « Bien. Garde-la alerte. En colère s'il faut, recommande-t-il.

— Comment ça?

— Ne la laisse pas gamberger. Mais qu'elle reste tranquille. Un troufion devrait bientôt vous amener du ravitaillement chaud.

Black Bag [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant