Prélude. L'Originelle

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Ce chapitre est en partie rédigé à la seconde personne du pluriel à titre d'immersion. Pas de panique, la suite est écrite en troisième personne du singulier. Pour le temps, je vous jure qu'on se fait vite au présent si on lui laisse une chance.

<3

Bonne lecture!

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Rien dans la façade de briques ne le singularise vraiment. Une porte d'entrée de bois massif ouvragé fragmentée de vitraux colorés; un menu sous plexiglas, dont le plat du jour suggère un chef de l'ancien régime; une vitrine ternie laisse apercevoir les tables combles; une lettrine usée affiche "L'Originelle Hôtel Brasserie" sur deux lignes en arc de cercle.

Même une fois l'huis poussé, rien ne le distingue des milliers d'autres restaurants de quartier du continent.

L'ambiance détendue vous happe dès la porte franchie. L'air est chaud, chargé des effluves du bois verni, de la cuisson et du vin. La musique en sourdine rythme les conversations comme les échos du travail en cuisine et du barman affairé.

À votre droite, celui-ci discute plaisamment avec les clients du bar en préparant les consommations. Un serveur vous jette un sourire aussi professionnel que sincère en contournant une table. Une dame impeccablement mise ne tarde pas à vous souhaiter la bienvenue avant de proposer de vous installer côté restaurant ou côté bar.

Vous optez pour la première option.

Sans se départir de son éclatant sourire, la tenancière vous mène à travers la salle bondée. Vous jetez un œil aux appétissantes assiettes dressées qui passent à votre portée vers un groupe de travailleurs. Vous captez les bribes d'une dispute à mi-voix entre copines. Vous dépassez la table d'un jeune couple. Et vous voilà quelque peu exilé dans le fond de la salle. Ce n'est pas si grave: il n'y a pas grand chose à voir au travers de la vitrine tandis que d'ici, vous avez une très bonne vue sur l'ensemble des lieux.

Sans appréhension, vous vous installez.

Vous l'ignorez, mais si l'arrière de la salle est moins fréquentée, c'est qu'une atypique réunion se tient à dix pas de vous. Si vous l'aviez su, vous auriez sans doute hésité à pousser la porte de l'établissement, peu importe à quel point vous ayez peiné pour obtenir l'adresse bien gardée de cette brasserie.

Pour l'instant, rien ne vous met la puce à l'oreille. Pas même lorsqu'après vous avoir donné le menu, l'hôtesse se raidit des mollets à la nuque en étant interpellée du côté de la plus grande des tables partiellement dissimulée par la colonne d'une série d'arches.

Cette tablée pourrait accueillir un groupe de huit ou dix personnes alors qu'elle n'en compte que quatre. Des hommes uniquement. Ils ont pris leurs aises en disséminant verres, bouteilles et assiettes vides autour d'eux. Leur veste de costume ou de cuir pendent lamentablement sur le dossier de leur chaise. Ils parlent et rient sans retenue. À eux seuls, ils couvrent les conversations avoisinantes, la musique, et les sons des casseroles qui retentissent de la cuisine toute proche.

Bien qu'ils ne viennent manger qu'aléatoirement, ils y ont leurs places réservées à l'année. Ils ont décidé d'être là comme chez eux. Et personne n'aurait l'audace de faire remarquer au surnommé Biture que sa voix porte, à Tyb qu'il manque de bonnes manières en mangeant, à Stimulus qu'il boit plus que de raison en ponctuant son discours de plus en plus d'injures, ou encore au plus jeune, Phil, qu'il est interdit de fumer dans les lieux publics.

Le nouveau client que vous êtes, tente de faire abstraction de leur raffut en détaillant les lieux ou la carte, mais votre regard exaspéré ne cesse d'être ramené vers eux. Vous êtes le seul. Personne ne fait mine de ne serait-ce jeter d'œillades de ce côté. Et c'est cela qui finit par vous mettre mal à l'aise: que personne d'autre ne réagisse à leur tohu-bohu.

Plus tard, vous pesterez sur votre manque de clairvoyance: le seul restaurant ayant pignon sur rue encore capable de servir de l'alcool et une côte à l'os, devait forcément être protégé par des membres du nouveau régime.

Mais pour l'heure, vous y regardez plus attentivement. Par curiosité.

Contrairement à Phil auquel rien n'échappe derrière son air flegmatique enfumé de nicotine, vous ne remarquez pas les discrètes mises en garde que le serveur vous adresse.

Et c'est ce qui vous fera appréhender et interroger avant même que vous ayez pu digérer le délicieux pot au feu dégusté à L'Originelle. Dommage qu'il vous ait coûté un bras... une seconde fois!


Black Bag [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant