16. Seul au monde

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Sanji se pencha une nouvelle fois au-dessus de sa réserve de grains de poivre dans l'espoir de percevoir leur arôme puissant et il ferma même les yeux pour accentuer ses autres sens. En vain. Depuis la veille, il ne ressentait plus rien. Tout était fade et inodore, tout était devenu insipide et terne. Comme si les couleurs de son monde interne avaient disparu. Et en même temps que cette lumière l'avait quitté, le semblant de courage qu'il s'était efforcé de conserver face à cette nouvelle épreuve l'avait abandonné aussi.

Le cuisinier rouvrit les yeux et contempla son plan de travail sans le voir, au bord de l'asphyxie. La fatalité l'avait privé de deux de ses sens mais au-delà de leur absence effective, c'était l'oxygène même dont son corps avait besoin pour fonctionner qui lui manquaient à cet instant.

Comment pouvait-il continuer à respirer alors que la cuisine avait toujours été la constante de sa vie et qu'il ne pouvait plus l'exercer ? Bien sûr, il pouvait toujours sélectionner, couper, éplucher, cuire et disposer ses ingrédients. Il pouvait encore confectionner ses plats et les offrir à ses amis. Il connaissait des centaines de recettes par cœur et il pouvait assembler les aliments sans même réfléchir grâce à sa mémoire et à la force de ses habitudes.

Mais il était privé de toute la richesse et de toute la créativité que le perfectionnement de cet art avait révélée en lui : il ne pouvait plus s'exprimer. Il ne pouvait plus innover et montrer ainsi son attachement à ceux qu'il servait. Le temps de cuisson n'était pas le seul élément à l'œuvre lorsqu'il faisait mijoter l'un de ses repas. La qualité d'un produit n'était pas le seul révélateur au moment où il l'ajoutait à sa préparation. Chaque élément était unique et c'était bien souvent lors de son utilisation que le cuisinier avait l'idée de l'accompagner avec l'un ou l'autre de ses autres ingrédients. Parce que certaines associations correspondaient aux goûts de ses amis et qu'il en avait précisément l'intuition parce qu'ils les connaissaient par cœur. Rien ne lui faisait plus plaisir que de présenter un nouveau plat pensé spécialement pour l'un d'eux et de voir son visage s'illuminer à chaque bouchée.

A ce moment, leur bonheur était le sien et il savait que son affection se ressentait dans la minutie et le temps qu'il avait consacré à sa préparation. C'était sa façon d'aimer et d'être heureux. C'était sa façon de vivre et d'exister.

Alors si certains beurres étaient plus aromatisés que d'autres, si certains chocolats possédaient une teneur plus ou moins élevée en cacao ou si certains fruits se révélaient plus sucrés selon l'exposition au soleil qu'ils avaient reçue, il s'en saisissait pour surprendre et éblouir ceux qu'il allait nourrir. La liste des variations était infinie et la possibilité de recettes que le blond en tirait l'était tout autant.

Être cuisinier impliquait d'avoir développé un goût impeccable basé sur une association d'idées multiples que seule l'expérience lui avait permis d'acquérir. Seulement, comment était-il censé ajuster ses préparations pour révéler un aspect de son plat s'il n'était plus capable de sentir ni le goût ni l'odeur de ses ingrédients ? Il était condamné à travailler uniquement les plats qu'il connaissait afin de ne pas se tromper et encore, il vérifiait habituellement la plupart d'entre eux en les goûtant, ne serait-ce que pour s'assurer de l'assaisonnement. Comment pourrait-il continuer à servir correctement ses amis s'il ne ressentait pas lui-même la passion qu'il mettait toujours dans ses plats ? Toute sa cuisine s'en trouverait changée et il le savait.

Sanji n'était plus cuisinier. Sans possibilité de s'imprégner de ses ingrédients pour révéler leurs saveurs et en tirer le meilleur, il n'était rien d'autre qu'un cuistot banal qui se contentait d'assembler le strict minimum. Sans ambition. Sans émotion. Et le pire dans cette histoire, c'était que Sanji avait parfaitement conscience d'un fait particulièrement terrifiant : privé de ses principaux outils, il n'était plus en mesure de tenir sa place. Il n'était plus personne. Il n'était plus rien.

A l'ombre de nos cœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant