21. La goutte d'eau

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Sanji repoussa sa cuillère d'un geste exaspéré, fusillant sa préparation du regard. Il n'arrivait à rien depuis le début de la matinée ou plutôt, il ne savait pas à quoi il arrivait puisqu'il était incapable d'évaluer ce qu'il confectionnait. Son problème commençait vraiment à lui taper sur les nerfs et il débarrassa son plan de travail d'un mouvement brusque du bras qui envoya ses épluchures de mandarines par terre en même temps que ses ustensiles encore tachés de chocolat.

Le cuisinier était livide. Deux jours auparavant, Robin avait demandé d'ajouter un nuage de lait à son café et le blond en était resté pétrifié. La belle archéologue était amatrice de café noir et il avait toujours pris soin de lui proposer les plus corsés. La jeune femme appréciait ses arômes puissants et s'il lui arrivait d'en boire en accompagnement d'une pâtisserie, elle n'ajoutait jamais de sucre, d'épices ou de lait à sa boisson.

Devant son air interdit, Robin avait simplement expliqué qu'elle souhaitait tempérer le goût de son breuvage mais Sanji n'avait pas été dupe une seconde. Si l'archéologue voulait adoucir son café, c'était parce qu'il devait être amer au point que même son palais habitué aux saveurs les plus fortes ne le supportait pas. Il avait donc servi une boisson imbuvable à sa princesse et son âme de cuisinier autant que de chevalier servant ne s'en était pas remise.

Bien sûr, au fond de lui, le blond avait été heureux de constater que l'archéologue avait eu l'honnêteté de lui en faire part malgré le poids qui était tombé dans son estomac à cet instant. L'équipage n'en était pas venu au point de lui mentir pour le préserver mais passée cette constatation réconfortante, la réalité l'avait rattrapé.

Il avait beau prévoir ses repas et faire des provisions en tenant compte de son handicap, le quotidien n'était pas aussi simple qu'il l'avait espéré. Les aliments qu'il avait sélectionnés grâce à l'excellent odorat de Chopper garantissaient leur qualité mais pas leur goût et les commentaires plutôt précis de Zoro l'aidaient à rectifier les assaisonnements mais ce n'était pas suffisant pour manier les arômes subtils d'une préparation créative. L'un dans l'autre, il élaborait ses repas presque à l'aveuglette et se voyait contraint de compter sur la chance autant que sur ses compagnons pour réussir.

Alors le matin-même, au moment où Nami avait apporté des mandarines en lui demandant d'en faire un gâteau comme il en avait l'habitude, il s'était retrouvé devant un nouveau problème : les fruits de la navigatrice étaient particuliers et avec leur culture exposée au climat capricieux de Grand Line, leur goût sucré ou acidulé variait immensément d'une cueillette à l'autre. La rousse avait pris soin de préciser en passant que ses mandarines avaient une odeur assez douce cette fois-ci et bien que son ami ait ainsi gagné une indication, il n'avait pu empêcher l'amertume de l'envahir par la même occasion. Comme il l'avait craint dès le premier jour, il était devenu un cuisinier incapable d'apprécier ses ingrédients par lui-même et cet aspect était si cruel que Sanji sentait son cœur se contracter douloureusement à chaque fois.

La veille, il n'avait donc pas pu s'empêcher de demander à Chopper où en était ses recherches quant à un antidote et le petit renne lui avait montré ses dernières expériences. Le médecin avait isolé la souche de la bactérie et étudiait les effets de ses différents traitements avec minutie, ce qui le maintenait éveillé presque sans interruption. Sanji avait d'ailleurs senti la culpabilité l'accabler lorsque le médecin n'avait pas manqué sa déception en apprenant qu'il n'avait mené aucun essai suffisant concluant jusqu'ici. Chopper ne passait plus une minute hors de l'infirmerie et hormis au moment des repas, il travaillait sans relâche pour son ami alors se plaindre de son manque de résultats était particulièrement déplacé.

L'air défait du cuisinier l'avait trahi car il se sentait véritablement épuisé, physiquement et moralement. La tension nerveuse qui l'habitait depuis le début de cette histoire lui avait fait perdre le peu de sommeil qu'il possédait encore depuis leur départ de Wano et son appétit s'était envolé en même temps que son goût et son odorat. Son vécu l'obligeait à continuer à se nourrir malgré tout mais ses plats n'avaient plus aucune saveur pour son palais malade et chaque préparation était aussi insipide que la précédente, renforçant sa morosité et son ressentiment.

A l'ombre de nos cœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant