Exil : 6 - Trahie

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L'horloge de la chambre d'enfant est arrêtée à 11h26, depuis hier...et la maison est plongée dans un silence inquiétant alors que le cadran brisé renvoie les rayons du soleil partout autour de lui.

La porte de la chambre est fermée, Abigail est assise au sol, la tête collée contre le panneau de bois. Elle inspire lentement par le nez en se demandant comment elle va faire pour se relever sans appeler au secours. La situation est grotesque, et à travers son rideau de larmes, un rire nerveux la secoue, sans pitié pour sa vessie comprimée.

Bientôt, l'urgence se rappelle à elle, il lui faut se lever et vite. Elle prend appui sur une chaise et se redresse, laborieusement. Ses jambes lui semblent peser des tonnes mais finalement elle parvient à tenir debout et ouvre la porte pour foncer vers la salle de bains.

C'est là, sur ce court chemin entre son antre et l'endroit du soulagement tant attendu que le drame survient. Abbie surprend une conversation dans la cuisine une fois son urgence résolue. Personne ne l'a vue passer, et elle tend l'oreille.

-Alors elle a refusé ?

-Mais oui elle a refusé Pitt, je l'ai vu, c'est dans son dossier médical.

-Et tu l'as eu comment ce foutu dossier ? T'as payé le médecin ?

-Je l'ai piraté bien sûr. Il est inquiet, le médecin. Elle pleure à chaque visite.

-Pourquoi elle nous en parle pas ?

La voix de Reno vient de poser la question à laquelle Sims répond.

-Pourquoi elle nous en parlerait hein ? C'est Abbie, elle a déjà du mal à supporter qu'on soit ici, avec elle et pas là-bas à l'aider lui.

-En attendant, on est ici pour elle et le bébé alors je vais voir si je peux pirater leur système d'ordonnance. Je valide celle qu'Abbie a refusé et on lui met discrètement dans sa nourriture.

-T'es sérieuse la môme ? Tu sais que si elle l'apprend elle va nous arracher la tête.

-T'as une meilleure idée Pitt ? Tu me vois lui dire « alors Abbie on a décidé que tu devais prendre des antidépresseurs parce que ton médecin trouve que tu pleures beaucoup trop et nous on est aussi inquiets que lui pour ta santé mentale »...Bah bien sûr elle va dire ouais tout de suite. Pfff !

Sims prend de nouveau la parole, suivi de Reno qui lui répond.

-Oh on se calme, on lui donne aucun médicament sans en parler d'abord avec Isaac, s'il décide qu'elle doit les prendre on les lui fera prendre.

-Si ça va au Prés, alors on le fera, je suis d'accord mais je préfèrerai que ce soit lui qui lui parle pour la convaincre plutôt que de devoir faire ça sans qu'elle sache.

-Isaac nous dira comment s'y prendre, enfin, j'espère...sinon on improvisera, soupire Sims.

-J'aime pas ça, c'est plus une gosse, elle devrait pouvoir décider par elle-même.

-Moi je suis d'accord en tout cas. Pitt, pense que c'est pour son bien. Elle t'a demandé d'agir comme un père non ? Et ben moi, mon père, il m'obligerait à prendre des médicaments si j'allais vraiment mal. (C'est la voix de Rosie qui semble avoir gagné en assurance depuis quelques semaines)

-Mouais...on va dire que je suis d'accord, mais c'est pour elle, crois pas que tu puisses me convaincre avec tes bla bla bla, la mioche !

Rosie se met à rire avant d'annoncer :

-Je vais mettre en place un second réseau sécurisé pour qu'elle ne sache pas qu'on lui a demandé, je vous préviens dès que c'est prêt.

[En effet, depuis leur départ, la jeune Rosalind, experte en piratage de toute sorte et bidouillages informatique a mis en place un réseau de communication crypté et sécurisé afin de permettre à Abbie et Isaac de communiquer]

Abigail serre les dents, elle a envie de hurler mais c'est finalement sans bruit qu'elle regagne sa chambre.

Elle prend le sac en toile prévu pour le jour de l'accouchement. Dedans elle a déjà préparé tout ce dont elle pourrait avoir besoin à la maternité, quelques vêtements de rechange pour elle et le bébé à venir, les documents essentiels en cas d'urgence également sont là. Elle y ajoute son portefeuille et le t-shirt d'Isaac, c'est en ouvrant le tiroir de sa table de chevet qu'elle a renversé et brisé la petite horloge aux couleurs criardes.

Elle n'a pas pris la peine de la ramasser. A la place, elle a enfoui dans le sac les vitamines et divers compléments prescrits par les médecins et l'une des deux liasses de billets qu'elle garde dans le meuble en cas de coup dur.

Elle saisit la seconde liasse et la place bien en évidence sur son lit, avec un petit mot, où s'inscrit d'une écriture rageuse « Je reviendrai quand je n'aurais plus envie de tous vous tuer ! Vous n'aurez qu'à demander à Isaac combien de temps ça peut durer ! ».

Elle revient jusqu'à la porte qu'elle verrouille doucement de l'intérieur puis se dirige vers la fenêtre. Elle pourrait presque rire de faire le mur comme quand elle était gamine, si ce n'était pas aussi ridicule avec ce ventre énorme qui lui complique la tâche. Et, à vrai dire, Abbie est plus proche des larmes que du rire.

Elle s'extrait donc de la maison en se faisant aussi discrète que possible. Une fois dehors, elle se dirige vers une vieille baraque qui ne semble tenir debout que parce que tout un tas de bric et de broc est affalé de part et d'autre de ses murs. Elle frappe à la petite porte en plastique défraîchi et s'adresse au vieil homme bedonnant qui vient lui ouvrir.

Une liasse de billets est échangée contre une pochette plastifiée contenant des documents et les clés d'une vieille Jeep rouillée.

L'homme agite la main vers Abbie alors que celle-ci prend le volant du véhicule. Malgré son aspect défraîchi, le moteur ronronne immédiatement et c'est sans aucun souci qu'Abigail Ashton quitte la petite ville de Saint Francis en direction de l'ouest, vers Salt Camp dont elle a vu passer la publicité pour la location de chalets.

Une fois sortie de Saint Francis, elle prendra le temps de s'arrêter sur le bas-côté pour couper son téléphone, refoulant ses larmes, comme trop souvent ces derniers temps. Elle tient à se laisser du temps avant de rallumer l'appareil, elle sait qu'elle n'aura pas le choix, ne serait-ce que pour décaler ses rendez-vous médicaux.

Elle presse la main sur son ventre alors que le petit semble bien décidé à y faire des cabrioles et murmure :

-C'est rien mon bonhomme, tout ira bien, maman veille. J'ai juste besoin de souffler.

Alors qu'elle reprend la route, elle esquisse un sourire triste en se disant qu'elle ne sait même pas si tout ira bien, encore moins si son départ est définitif ou non, tout ce dont elle est certaine, c'est qu'elle s'est sentie trahie. Quelques kilomètres plus loin, la jeune femme est obligée de se garer sur le bas-côté parce qu'elle ne voit plus la route à force de pleurer. Il lui faudra de longues minutes avant de pouvoir démarrer à nouveau.


Les Enfants de la FaucheuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant