Instantanés : 22 - Talent caché

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Cette fois ce n'est pas une photo qui est posée sur la boîte mais un cadre de taille moyenne, retourné pour ne pas dévoiler ce qu'il contient. Quand Isaac le retournera, il pourra y découvrir un de ses dessins. S'il avait été froissé et jeté à l'époque, on peut remarquer qu'Abigail en a pris grand soin et a fait son maximum pour préserver l'œuvre et la protéger. Dessous, l'éternel feuillet où est couchée l'écriture penchée de la jeune femme.

 Dessous, l'éternel feuillet où est couchée l'écriture penchée de la jeune femme

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Ce cadre je le garde depuis trois ans environ, avec le dessin qu'il y a dedans. Heureusement que je ne vivais plus avec Pitt et que je ne faisais entrer personne dans la chambre que je louais parce que...en fait non, à part toi, personne n'aurait pu deviner qui en était l'auteur. Le sujet par contre, il était reconnaissable entre mille.

Je me souviens à peu près de ce qui s'est passé au moment de la scène que tu as dessinée, et pour cause. Ce jour-là j'avais balancé à Katrina que si elle continuait à mettre du mauve partout on allait lui donner un surnom à la con, du genre Violette ou une connerie du même style. On s'était installées dans votre chambre pour papoter, et surtout, je luttais pour qu'elle se change. Elle avait enfilé un t-shirt mauve, une longue jupe mauve et des hauts talons mauves, tout ça avec vos draps mauves en arrière-plan, je sais pas ce qu'elle avait ce jour-là mais moi, j'en pouvais plus du mauve.

Elle avait fini par capituler, je peux être têtue quand je veux et avait opté pour une tenue rouge et blanche qui faisait ressortir le léger hâle de sa peau.

Juste avant que j'arrive, j'avais croisé Pitt qui sortait de chez vous. Quand je l'ai embrassé il avait l'air distant, confus...pas mon Pitt habituel. Il était...embarrassé, ouais je dirais ça. J'ai demandé à Katrina s'il y avait eu quelque chose, elle avait secoué la tête et haussé les épaules.

Et c'est là que j'avais poussé un cri d'horreur.

-Vire moi ce mauve c'est dégueu ! On dirait Dick !

Elle avait éclaté de rire et j'avais dû la prendre par le bras pour l'entraîner de force dans votre chambre et commencer mon long et courageux travail mental pour la convaincre de changer de tenue. Elle m'avait suivi, une enveloppe à la main et l'avait déposée sur une commode quand on avait commencé à retourner toute la penderie pour lui trouver une tenue qui ne serait pas mauve !

C'est une fois qu'elle s'est enfin changée, et après un houleux débat sur les préférences de couleur de chacune, débat pour lequel nous ne tombions jamais d'accord, qu'elle a semblé remarquer de nouveau la lettre.

Je m'étais posée par terre, sur un tapis aux longs poils couleur chocolat et je la fixais pendant qu'elle-même fixait l'enveloppe et que le soleil illuminait la pièce.

J'ai entendu du bruit en bas, et ta voix qui racontait je ne sais quoi. Le visage de Katrina avait perdu un peu de couleur alors je me suis levée.

-Kat, tout va bien ?

Elle a serré le morceau de papier sur sa poitrine, ses mains tremblaient un peu. Elle m'a fait un pauvre sourire auquel même un aveugle n'aurait pas cru. Toi tu continuais à grimper les escaliers en lui parlant, je comprenais ce que tu lui disais vu que tu te rapprochais. C'était pas vraiment un discours de bonne sœur et j'ai franchement eu peur que tu te mettes à virer toutes tes fringues sur le chemin de votre chambre pour lui sauter dessus une fois en haut. Nan mais merde quoi, j'étais là !

Elle avait pas l'air de saisir le comique de la situation de son côté, elle fixait la porte quand tu es entré.

-Abbie, laisse nous s'il te plait.

-Pas de danger que je reste, j'ai jamais aimé les plans à trois.

Je lui ai fait un petit clin d'œil mais j'ai calmé mon côté chieuse quand j'ai vu la tête qu'elle tirait. Ça allait pas fort du tout pour elle. Je me suis éclipsée alors que toi tu venais t'appuyer au mur face à elle, bras croisés, l'œil inquisiteur. J'ai refermé la porte de votre chambre et je suis sortie de la maison en me faisant toute petite. En temps normal je t'aurais fait une réflexion bien casse couille, tu aurais peut-être tenté de m'envoyer un truc à la tronche, et je me serais cassée en courant, ça la faisait toujours rire, mais là, ça se sentait, c'était pas le moment.

Plusieurs jours se sont passés, j'ai jamais reparlé de cet épisode, ni avec elle, ni avec toi. C'était votre intimité et ça je le respectais. Mais j'avais plusieurs fois remarqué que tu aimais te caler dans un coin de la cour, celui qui bordait le petit potager. Là, y'avait ce banc de pierre qu'on avait tous fini par appeler « le banc d'Isaac » parce que dès que quelqu'un s'y installai tu le faisais dégager pour prendre la place. Tu passais des heures assis-là avec un carnet dans la main, tu griffonnais, absorbé totalement par ce que tu faisais. Parfois tu n'avais qu'un simple stylo noir et un bout de feuille, d'autres fois tu sortais tout un attirail de carnets et de couleurs.

Tu étais tellement concentré sur ce que tu faisais que c'était mon endroit préféré pour t'espionner. Je m'installais en haut du muret qui fermait la partie ouest du potager. J'entourais mes genoux dans mes bras et je te regardais sans rien dire. Ces moments de calme je te les volais à ton insu mais je le regrette pas, ça me permettait de souffler à moi aussi. Et crois-le ou non, toute espionne que j'étais, dans ces moments-là, je me sentais en totale sécurité. Le seul qui aurait pu me voir sur mon perchoir c'était toi, et tu étais bien trop absorbé par tes dessins.

Ce dessin-là je t'ai vu y passer des heures, parfois tu revenais sur un trait, tu changeais un détail. Parfois tu parlais tout seul aussi, et loin de me donner envie de me foutre de ta gueule, je me laissais, au contraire, bercer par ta voix et ses intonations graves.

Quand tu as terminé, tu n'as pas fait comme d'habitude. Ni la grande pochette en carton, ni même tes poches pour ce que tu venais de faire. Tu as décroché rageusement la feuille, tu l'as froissée et tu es allé la balancer dans la benne à ordure au fond de la cour. Je t'ai suivi du regard, surprise. J'avais pas vu ce que tu dessinais mais je t'avais jamais vu balancer une de tes œuvres à la poubelle. Fallait que j'en sache plus.

J'ai attendu que tu sois plus en vue pour descendre de ma cachette. Je suis allée récupérer le papier avant que quelqu'un aie la mauvaise idée de balancer des ordures par-dessus. Je l'ai caché sous mon cuir et ramené chez moi. Là j'ai eu tout le temps de l'observer. Je l'ai longuement défroissé, tu avais martyrisé ce pauvre dessin. On y lisait bien l'inquiétude sur le visage de Katrina mais les effets de lumière que tu avais ajoutés lui rendaient toute sa douceur.

Je trouvais cette œuvre magnifique, à la fois intrigante et aimante. Même dans tes coups de crayon on pouvait deviner à quel point tu la chérissais. C'est pour ça que j'ai décidé de garder ce dessin et de le faire encadrer. Je suis allée, l'après-midi même, dans une boutique spécialisée. Ils ont traité le support pour le remettre d'aplomb puis j'ai choisi un cadre sobre qui ne dénaturerait pas ton travail. Je l'ai emporté chez moi comme un trésor et il ne m'a jamais quitté depuis.

Je crois qu'il est temps qu'il te revienne, après tout, il a toujours été à toi.

Les Enfants de la FaucheuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant