La photographie est prise dans un lieu bien connu du MC de San Francisco, cela se passe sur la terrasse d'un bar de la rue où se situe le club. Le cliché parle de lui-même.
La faucheuse n'est pas forcément un truc qui fait peur à tout le monde, la preuve se trouve dans cette photo. Bien entendu, dessus on reconnaît Liam, le secrétaire du club. Mais ce petit bout de femme qui fait un bras de fer avec lui, qui se souviendra de son nom dans cinq ou dix ans ?.
Moi je m'en rappellerai, et Liam aussi sans doute, et pas mal de nos frères également.
Elle s'appelait Debbie, elle venait de l'Oregon et avait décidé de finir ses jours dans notre belle ville.
On la croisait souvent quand elle partait faire son marché, ou qu'elle revenait d'une balade, son petit pas rapide la transportait d'un bout à l'autre du quartier sans qu'elle ne se plaigne jamais.
D'habitude, les personnes de son âge ne s'approchaient pas de nous, peur instinctive, méfiance...De toute façon nos deux univers n'étaient pas faits pour se côtoyer. Mais ça, c'était sans compter sur Debbie.
Chaque fois qu'elle passait devant le club, elle agitait gaiement la main au-dessus de sa tête et lançait son éternel « salut les loubards ». Dans sa bouche, ça n'avait rien de méchant, c'était même sympathique. Elle arrivait à mettre des sourires sur nos visages même quand on rentrait de véritables boucheries.
Elle s'installait souvent sur la terrasse du café de la rue qui bordait le club et sirotait un thé, un soda, et parfois même un petit verre de vin. Et chaque fois qu'une moto passait, elle lui faisait un grand signe de la main pour saluer le conducteur. On avait presque tous pris l'habitude de lui rendre son signe, elle était devenue une figure familière du MC.
Un jour, elle n'est pas passée devant le club, elle ne s'est pas installée en terrasse, et déjà, on se demandait ce qui se passait. Le jour suivant, pareil, aucune trace de Debbie, alors on a posé des questions. Il a fallu qu'on s'y mette à plusieurs pour avoir des informations. Finalement on l'a retrouvée, elle était à l'hôpital, elle avait chuté dans sa cuisine et depuis ils la gardaient en observation.
On a décidé de lui rendre visite, on était deux ou trois et si, au début, les infirmières ont refusé de nous laisser entrer dans sa chambre, Debbie s'est rapidement imposée. Elle s'est assise bien droite sur son lit et a clamé « Laissez entrer mes petits ou je fais un scandale ! ». Ce petit bout de femme avait l'air tellement fragile dans ce grand lit d'hôpital, et pourtant elle était déterminée.
On a fini par avoir gain de cause, on pouvait la visiter trois fois par jour, en restant calmes et en n'amenant pas plus de trois personnes à la fois. C'est comme ça qu'on a commencé à vraiment faire connaissance avec Debbie.
Elle était fille d'ouvriers, elle s'était mariée jeune avec un type violent qui avait fini par mourir d'une infection des reins. Elle n'avait jamais pu avoir d'enfants mais elle avait élevé ses deux neveux comme si c'étaient ses propres fils. Leurs parents n'avaient pas beaucoup d'argent, en réalité, ils préféraient boire et se piquer que s'occuper des gosses, alors Debbie a pris le relais. Elle a trimé dur toute sa vie pour qu'ils ne manquent de rien. Les deux avaient fait de bonnes études, si je me souviens bien, l'un était avocat, l'autre tenait une petite boutique d'antiquité dans je ne sais quel patelin paumé.
Quand Debbie avait voulu quitter l'Oregon pour San Francisco, aucun n'avait levé le petit doigt pour l'aider dans son déménagement ou ses démarches administratives, et son regard triste en nous parlant d'eux nous renseignait sur le remerciement qu'elle avait eu pour tous ses sacrifices. En réalité, elle n'avait plus aucune nouvelle d'eux depuis plusieurs années.
Cette femme vieillissante n'avait plus personne qui veillait sur elle, et c'est surtout pour cette raison que l'hôpital avait décidé de la garder. Ils avaient tenté de joindre sa famille pour que quelqu'un la prenne en charge mais les deux ingrats avaient refusé. Au club, ça a été vite débattu, c'était le choix de plusieurs d'entre nous et c'est passé à la table. On a décidé de prendre soin de Debbie.
On l'a ramenée chez elle avec l'accord de l'équipe médicale. Une infirmière passait la voir à domicile une fois par jour et un médecin venait chaque semaine. Pour ses courses, le ménage, et les petits tracas du quotidien, on gérait ça à tour de rôle.
On veillait à ce qu'elle puisse avoir son petit moment en terrasse chaque jour. On discutait avec elle, elle nous apprenait le point de croix, relevait des défis, nous parlait de son passé.
Elle est devenue une véritable mascotte du club.
Elle disait souvent qu'on ne lui faisait pas peur parce qu'on portait la Faucheuse dans le dos et qu'elle, elle attendait de la voir en face. Elle trouvait même qu'elle prenait trop son temps. Sa santé déclinait doucement et Debbie avait peur de finir handicapée ou totalement gaga.
Ce n'est pas comme ça que ça s'est passé. Un matin, alors qu'elle prenait le soleil en terrasse, son cœur s'est arrêté, comme ça, sans prévenir. Elle s'est affalée en arrière sur sa chaise et c'était fini. Notre vieille amie s'était éteinte comme on souffle une bougie, en douceur, sans déranger personne.
Sa famille ne s'est pas déplacée pour lui rendre hommage mais elle a eu la plus belle procession que la Faucheuse soit capable d'offrir à une civile jusqu'à sa tombe. Toutes les motos ont roulé au pas en suivant son cercueil ce jour-là et des centaines de petits patchs de Faucheuse l'ont rejoint en terre avec des roses blanches et rouges, avant qu'on ne referme la tombe sur sa dépouille.
Le club a tout pris en charge, parce que Debbie, même si elle ne portait pas le cuir, c'était l'une des nôtres. C'était la mamy qui nous permettait à tous, de nous souvenir que même dans les heures les plus sombres et les plus violentes, les Enfants de la Faucheuse avaient aussi un cœur.
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Les Enfants de la Faucheuse
Narrativa generaleAbigail Ashton est née dans une famille unie et aisée, mais son caractère buté, son amour de la liberté la poussent à toujours repousser les limites. Elle croise la route des Enfants de la Faucheuse, un groupe de bikers anticonformistes. Dangereux...