2.

74 11 54
                                    

Cinq jours, allongé, c'est très long, surtout parce que Soon n'a jamais décroché un mot, alors qu'il a été le seul à venir dans la pièce. Il s'installait dans un coin à lire des papiers et à griffonner, mais toujours dans mon dos, de sorte que je ne vois rien. Quand ses subalternes toquaient, il sortait pour s'entretenir avec eux. Le pire de tout a été le sentiment d'humiliation à chaque fois qu'il devait m'aider à me soulager. Ça non plus, il ne l'a pas délégué. J'aurais aimé poser des questions aux autres bandits... Mes anciens camarades. Plus je pense à la situation, moins j'y crois. Aucun homme ne m'a reconnu sur les quais, même pas la tenancière de l'auberge ou le médecin.

— Si tu soupires encore, je t'assomme, râle Soon.

— Et vous devrez me supporter encore plus longtemps dans votre bureau.

— T'as raison, je devrais directement te tuer.

— Menace qui n'a plus aucun effet à force de vous entendre la proférer à tout bout de champ.

— Je ne sais toujours pas quoi faire de toi, avoue-t-il.

Comme si moi je le savais. En réfléchissant à un moyen d'en apprendre plus sur moi, je décide de lui demander de m'amener là où je vivais.

— En temps et en heure, réplique-t-il.

— Aucun homme ne m'a reconnu, lâché-je exaspéré. Vous êtes sûr que vous me connaissez et que vous ne cherchez pas à gagner du temps ?

— T'agissais dans l'ombre, tu n'habitais même pas à l'auberge ou à côté.

— Ne m'en voulez pas si je trouve ça louche.

— C'est le contraire qui m'aurait inquiété. T'étais loin d'être un idiot.

— La flatterie ne mènera à rien.

— Pourtant, t'as toujours eu un certain égo, déclare-t-il avec une pointe de colère.

Alors que je me suis redressé pour le fixer, ses yeux sombres plongent dans les miens, j'y lis des regrets que je ne déchiffre pas.

— Vous allez me garder dans votre bureau ?

— Au moins quelques jours de plus, oui.

— Je ne comprends pas. Suis-je prisonnier ?

— Plus ou moins.

— Pouvez-vous faire des efforts et construire des phrases un peu plus longues !

— À partir du moment où je t'autoriserai à sortir d'ici, je vais devoir trancher. Soit, tu es officiellement prisonnier et tu vas finir enfermé le temps que tu retrouves la mémoire ou qu'on perde patience et qu'on te tue. Soit, je te réintègre et tu vas devoir gagner ta croûte. Sauf que tu ne peux pas récupérer ton ancien poste, je n'ai pas assez confiance. Pour éviter tout risque, je devrais te tuer, termine-t-il avec un sourire désabusé.

— Étions-nous amis ? demandé-je après un blanc.

— Je n'ai pas d'ami, je ne peux pas me le permettre.

L'amertume qui a jailli au-delà de ses mots me fait monter un élan d'empathie pour lui.

— Vous êtes jeunes pour être à la tête d'un gang.

— Je ne sais pas ce que tu t'imagines sur nous, mais on est de simples usuriers.

— Une activité qui rapporte assez pour autant d'hommes ? demandé-je septique.

— Un peu mercenaires sur nos temps libres, sans parler du tripot, complète-t-il dans un sourire malicieux.

Cette discussion fut la dernière, avant que quelques jours plus tard il m'amène au cœur de la ville. Nous sommes en plein jour, je marche difficilement, tout m'épuise, mon corps est lessivé. Soon m'a fourni une tenue beige, avec un bandeau qui porte la capucine jaune. Malgré ce signe d'appartenance, je ne me sens pas chez moi au milieu de malfrats, j'éprouve simplement un profond mépris pour ma personne. C'est la tuile, puisque ça veut peut-être dire que je les ai trahis et que quand ma mémoire reviendra ils me tueront.

La maison où nous entrons est modeste, elle possède deux pièces en enfilade et un mobilier usé sans fioriture.

— Vous me payiez peu, remarqué-je.

— Où t'aimais le dénuement. J'ai fouillé l'habitation moi-même pour vérifier qu'il n'y avait pas de preuve de ta traîtrise.

Sa révélation ne m'étonne pas et je ne me sens même pas concerné, je n'arrive pas à comprendre que je suis chez moi. Mes yeux courent sur chaque meuble dans l'espoir de reconnaître quelque chose, mais rien. Soon finit par entrer dans la seconde pièce, le sol est abimé de rainures qui mènent à un coffre.

— Avez-vous réussi à l'ouvrir ? demandé-je.

— C'est moi qui l'ai mis là.

— Je ne comprends pas, avoué-je en m'en approchant.

— Il se déverrouillera quand tu rentreras la date de notre rencontre.

— Un tel ouvrage a dû coûter une fortune.

— Ce coffre m'appartient de base, je ne l'ai pas acheté spécialement pour toi. Je l'ai seulement mis là pour que t'aies certaines réponses, le moment venu.

Je détaille l'acier solide, les élégantes marques gravées autour des cadrans et me demande bien à quoi lui sert ce petit jeu. Car si je me souviens de la date de notre rencontre, j'aurais sûrement le souvenir du reste, alors pour quoi cacher des réponses à l'intérieur ! Impatient, je lui en fais la remarque.

— Il y a de fortes chances que quand ton passé refasse surface, tu aies d'autres questions, réplique-t-il énigmatique. Bon, demain, Hwon va venir te chercher. C'est un garçon d'une douzaine d'années a qui il manque les deux dents de devant, regarde.

Soon me temps une feuille roulée que je déplie. Un portrait parfaitement réalisé d'un garçon espiègle se trouve sur le papier.

— Il aura des instructions pour toi et il restera pour te guider.

— Pourquoi avoir un croquis d'un de vos hommes ?

— Si, un jour, je dois envoyer des gens tuer d'éventuels traîtres, c'est toujours utile.

— Vous avez le mien ?

— Oui, je l'ai retravaillé pendant que tu dormais pour y ajouter les cicatrices.

— C'est ça que vous sortiez de votre imposante armoire tous les jours et que vous gribouilliez dans votre coin, dis-je perplexe.

— Avoir des informations sur les emprunteurs, nos clients ou les joueurs est toujours d'une grande utilité, tu verras.

Ses explications terminées, il me lance une bourse et s'en va.

Content d'avoir enfin le droit de bouger, je ne me prive pas et vais marcher dans la rue. Je ne tarde pas à rejoindre une artère principale, bordée de marchands en tout genre qui crient pour appâter le chaland.

L'un d'eux se démarque, un homme chauve, la peau empreinte par le soleil et dont la voix supplante celles des autres. Il vend des cerfs-volants, des petits aux motifs simples représentant poissons ou fleurs de toutes espèces. Mais derrière lui, certains sont plus gros, peints de dessins magnifiques, dragons, arbres entiers, superbes oiseaux colorés. Tous les supports sont blancs, ce qui donne un relief saisissant.

Un petit garçon et une petite fille me bousculent pour approcher l'étal. Ils se chamaillent pour savoir lequel choisir et sans que je ne comprenne pourquoi, une vague de tristesse m'assaille.

Mes pensées assombries, je reprends la route. Tous les quatrièmes jours de la neuvaine, c'est la journée du Dieu du vent, savoir ça, sans savoir le reste me rend fou. Pourquoi me souviens-je de cet élément ?! Je suis même capable de me rappeler que le Dieu du vent est un emblème de la ville, d'où l'hommage.

Les gens aisés vont se presser en haut de la colline près du palais, faire concurrence aux volatiles. Sur le papier, certains auront écrit des prières et si le vent arrache les fils c'est que le Dieu va exaucer leur souhait. En fermant les yeux, je vois le ciel chargé, j'entends le rire des enfants, mais je n'ai aucune raison d'avoir été là-bas. Je suis membre d'une organisation criminelle, ça n'a pas de sens... Peut-être que quand j'étais enfant j'allais voir.

Frustré, je vais m'installer à une échoppe tranquille. Un homme malingre me sert du poulet bouilli avec des racines. Goûteux et épicé, le repas parvient à chasser mes sombres pensées. Les souvenirs me reviendront.

Décidant de prendre mon mal en patience, j'arpente les rues pour délayer mon corps et aider ma mémoire.

Sans résultat.

Frères EnnemisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant