Frères Ennemis

23.

Mes yeux sont noyés de larmes quand je me réveille, le corps sapé de la moindre parcelle d'énergie. La culpabilité et la peine me clouent sur place. Ce tir raté, tout ce que Tulan a dû endurer par ma faute.

Quand la tenancière m'apporte à manger, je ne réponds pas. Lya, Tulan, mon père, tous les gens que j'ai aimés souffrent et meurent. Il ne me reste que Soon, mais il me hait sans que je sache exactement pourquoi.

Je passe la journée entière enfermée à tout ressasser. Je dors à certains moments et me réveille en sanglot. Je rêve beaucoup de Soon, autant de notre jeunesse que de moments de grandes tensions.

Au beau milieu de la nuit, j'ai une envie folle de le confronter à nouveau, la seule chose qui me retient, c'est que je sais qu'il ne me répondra pas et que notre rencontre risque de se solder par un duel, car je suis incapable de faire face à un refus. Je veux savoir. J'ai besoin de savoir ce qui est arrivé à Lya. À quel moment n'ai-je pas été à la hauteur... encore.

Étouffant tout à coup dans cette petite pièce cubique chichement meublée, je sors prendre l'air. La nuit est douce, au loin gronde un orage estival, il fait écho à ce qui bouillonne en moi. J'en finis par me demander si Soon ne soutient pas le prince Lyn juste pour le plaisir de me mettre des bâtons dans les roues. Il n'était pas comme ça, avant. Foncièrement, je n'ai aucun souvenir des différences entre les deux princes, mais je sais que j'ai des valeurs, même si pour Soon je me suis assis sur plusieurs d'entre elles. Si je supportais le prince héritier Yun, je devais avoir d'excellentes raisons.

De l'avis que je m'en suis fait maintenant, le prince Yun me semble être quelqu'un de généreux. Capable de voir au-delà de la couche sociale d'appartenance, pour le moment, ça me suffit pour continuer à lui apporter mon soutien.

Mon chemin m'a porté vers le domicile de Soon, je m'introduis chez son voisin et monte dans le sophora, mais j'ai tout juste pu prendre mes marques que j'aperçois une ombre se faufiler dans sa demeure. Tendu, je me tiens prêt à la suivre quand elle partira. Il ne m'aura même pas fallu user de ma patience, l'homme en noir ne tarde pas et je lui emboîte le pas. Il connait très bien la ville. Je finis par comprendre qu'il m'a certainement repéré. Tentant le tout pour le tout, puisque Soon doit très bien savoir que je le surveille, je décide de le rattraper. Si au moins je pouvais identifier qui le sert, ce serait déjà un bon départ.

Au lieu de se contenter des ruelles, l'espion court pour grimper sur un toit. Le bougre est agile. Je manque m'étaler à deux reprises, une fois sur une tuile glissante, l'autre sur une qui s'est brisée sous mon poids. Mais je parviens à le rattraper, car je marche dans ses pas, je n'ai pas besoin de trop réfléchir à ma trajectoire, car si lui est passé, je passe aussi.

Derrière son masque, il jette de plus en plus souvent des coups d'œil en arrière et finit par chuter en ratant un décroché.

Sans louper ma chance, je lui saute dessus. Mes genoux n'apprécient pas l'atterrissage sur les tuiles et mon dos encore moins la rencontre avec le sol deux mètres plus bas quand il me fait rouler sur le côté. Mais je ne l'ai pas lâché. Il ne se laisse pas faire et tente de profiter du fait que le choc m'ait limité pour se dégager. Toutefois, je parviens à ne pas libérer le tissu de sa tunique. Alors qu'il pensait pouvoir fuir, il trébuche sur moi et nous roulons au sol. Sans faiblir, il me décoche un crochet du droit qui me remplit la bouche d'un goût ferreux. Mon foulard m'empêche de cracher le mélange de sang et de salive. Mes forces pas entièrement revenues après toutes ces cascades, il finit par prendre définitivement l'avantage et s'enfuit, me laissant une partie de sa tunique dans la main. Sans me démonter, je le poursuis à nouveau, cet exutoire est le bienvenu.

L'espion a dû se faire mal à une jambe, sa course est moins assurée et il ne tente pas de s'élever. M'accrochant, je parviens à le rattraper.

Lui saisissant l'épaule, je le force à me faire face. Sans attendre, il sort son arme. Au lieu d'attaquer sans réfléchir, il jauge mon niveau en restant à une distance respectable et sans prendre de risques dans des offensives inconsidérées.