Frères Ennemis

25.

 — Soon ! le hélé-je alors qu'il court sur la sente qui mène à la rivière.

— Le dernier de nous deux à l'eau nettoie les enclos ! hurle-t-il en réponse, son discours haché par sa respiration haletante.

Dans mon dos, j'entends Tulan et Lya rigoler.

Mon ami atteint l'onde avant moi. En amont, un palefrenier nous regarde à côté de la roue du moulin où il est venu chercher une cargaison pour son maître. Il était en train de se rafraîchir, mais alors qu'il a terminé, il reste planté à nous détailler. Ou plus précisément, c'est Lya qu'il fixe. Cette dernière n'y porte aucune attention, elle n'est pas encore majeure et de toute façon, elle est bien décidée à m'attendre. C'est dur pour moi d'instaurer une relation platonique entre nous, mais en grandissant, j'ai compris que si je voulais son bonheur il fallait que je lui laisse les coudées franches pour qu'elle le trouve ailleurs. Mais tout aussi têtue que son frère, elle ne démord pas de son amour pour moi. C'est une torture au quotidien. Son rire, quand elle nous rejoint, déclenche une délicieuse vague de frissons dans tout mon être. Elle nous éclabousse et asperge même Tulan qui est resté sur la berge à décharger son sac.

— Parfois, je me demande réellement l'âge que vous avez. De vrais gosses ! s'amuse notre père adoptif avec son intarissable sourire.

Malgré sa bonne humeur affichée, une ombre vient planer sur ses traits. Je sais à quoi il pense, à sa vie d'avant, la femme qu'il a laissée, ainsi que son fils qu'il sait qu'il ne reverra jamais s'il veut garantir sa sécurité.

Ce monde est une injustice perpétuelle. Lya, Soon et moi avons eu beaucoup de chance, nous serions sûrement morts à l'heure actuelle sans lui, ou dans une existence tellement miséreuse qu'elle ne mériterait pas d'être vécue.

— Qui veut tenter de pêcher à l'arc ? demande Tulan.

— Avec le tien ? s'enquiert Lya avec les yeux qui brillent.

— Oui, nous n'avons pris que celui-là.

Il ne fallait pas le dire deux fois, agile comme un lynx, Lya bondit de la rivière et se jette sur le bel objet en bois sombre hors de prix.

— T'étais plus près de la berge, commente Soon mauvais perdant.

— Gnia-gnia-gnia, monsieur le grincheux. Tu es tellement mignon quand tu fais la tête, un petit amour. J'aime te battre en partie pour ça.

La tunique blanche de Lya dégouline, mais elle s'en fiche, tel un ange volant sur les flots, en sautant d'une pierre à l'autre, elle va se poser au milieu du cours d'eau. Elle a ceint le carquois en cuir dont les pennes des flèches bleu céruléen tranche sur sa tenue. Avant d'armer son bras, elle nous offre un sourire à faire pâlir le soleil et malgré moi je soupire.

— Mun, mais retiens-toi, geint Soon. Je veux bien accepter que vous vous aimiez alors que je vous considère comme mes frères et sœurs et que je trouve ça bizarre, mais tes réactions de mec énamouré, épargne-les moi !

— Tu verras quand tu seras amoureux, intervient Tulan en lui ébouriffant les cheveux. Ce genre de choses ça ne se contrôle pas, ta vie s'axe sur celle de l'être que tu chéris. Plus rien ne compte.

— Même si je suis amoureux un jour, jamais cette personne passera avant vous. Vous conterez toujours plus.

— J'ai hâte de pouvoir te mettre à l'épreuve, se moque gentiment Tulan.

— Victoire ! crie Lya en saisissant son trait qui dépasse de l'onde.

Au bout de son projectile, une jolie truite se débat en vain dans ses derniers soubresauts.