Frères Ennemis

28.

— Cet hiver, on va crever de faim, nous annonce Soon en rentrant.

— Tu n'as pas été payé ? s'inquiète sa sœur.

— Si, mais pas autant que promis au départ et il a refusé de m'embaucher à l'avenir.

— Que c'est étonnant, commenté-je. Tu as dû faire preuve de ton tact légendaire pour réclamer ce qu'il te devait. Je ne comprends même pas comment tu as pu avoir le culot de lui demander de te reprendre.

— Monsieur parfait, ta gueule ! Tu ne l'ouvres que pour m'emmerder au lieu d'avoir le courage d'arrêter de te faire marcher sur les pieds. On en parle du pêcheur qui ne t'a pas payé une neuvaine entière de travail ?!

— Lors du transport, on a pris la pluie, il a perdu une bonne partie de la cargaison, je n'avais rien à lui soutirer.

— Bah félicitations ! On va mourir de faim grâce à ta mansuétude.

— Ça suffit, les garçons, intervient Lya. Il nous faut trouver une solution.

Assis tout autour de la table et les jambes entremêlées sous la couverture, nous nous fixons, en silence.

— Le palefrenier de la plaine m'a demandé en mariage, finit par déclarer Lya.

L'annonce est l'équivalent d'une dague plantée dans mon cœur. Lya ne me quitte pas de ses beaux yeux sombres et un air triste s'en empare.

— C'est hors de question que tu te vendes comme une pouliche ! éclate Soon. Et toi dis quelque chose !

— Elle est libre de faire ce qu'elle veut, elle ne m'appartient pas, pas plus qu'à toi.

— On s'est battus un nombre incalculable de fois parce que je refusais que tu t'approches d'elle et maintenant que je m'y suis fait tu m'expliques que ton amour ne compte pas !

— Il compte, mais Lya et moi ne sommes pas mariés... Nous ne sommes même pas ensemble !

— Parce que tu es un sombre idiot ! Attendre, de pouvoir lui offrir une vie descente, va la précipiter dans les bras de l'autre mufle ! Ton égo m'emmerde ! Il n'y a pas de mal à ne pas être parfait !

— Soon, calme-toi, tente sa sœur.

— Si tu épouses le palefrenier, je le tue !

— Et c'est reparti, soupire Lya.

Mon cœur est déchiré, j'aime Lya plus que tout, renoncer à elle me tuerait, je crois. De toute façon, ma vie sans elle n'aura jamais de sens, ça ne vaudrait plus la peine d'exister. Mais je refuse de l'enchaîner à la misère qui nous colle à la peau depuis toujours, si elle peut s'en sortir, elle doit le faire.

— Les garçons, j'ai seize ans, si je me marie avant mes dix-sept, le palais m'offrira une prime. Elle est d'une pièce d'or ! Avec ça, vous pourrez manger.

— Ne fais pas ça pour nous, l'imploré-je.

— Mais arrête de chouiner ! s'emporte Soon. Dis-lui que tu l'aimes, retiens-la ! Épouse-la toi !

— Toi arrête ! m'énervé-je à mon tour. Je n'ai que quatorze ans ! Ils ne voudront pas.

— Mens sur ton âge, fais quelque chose.

— Sans prouver mon identité, ça ne fonctionnera pas ! Tu le sais. Tu veux que Lya meure de faim avec nous ?

— Bien sûr que non ! On n'a qu'à recommencer à voler.