13.

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Le premier jour, deux hommes ont succombé avant que le soleil n'atteigne le zénith. Sans moyen d'incendier les corps ou de les enterrer dignement, nous les avons recouverts de pierres au bord du sentier. Ils seront anonymes pour toujours, alors que pour nous c'est un déchirement. Même pour moi. Je connais chacun d'entre eux, pas aussi bien que ceux qui étaient là avant, mais notre effort commun pour tenir toujours un jour de supplémentaire a tissé quelque chose entre nous. Surtout depuis que l'espoir fou que tout le monde survive anime les rangs. Un profond sentiment d'injustice me serre les viscères et j'ai du mal à respirer.

— Mon gars, tu devrais aller dormir, m'invite le capitaine qui m'aide à remplir les outres.

— À quoi bon, quand je rouvrirai les yeux, il faudra repartir et faire face à tout ça.

— On s'en tire bien, on savait que nous n'y parviendrions pas tous. La plupart des blessés les plus graves préfèrent sûrement périr durant la marche que de se faire achever dans leur lit le jour où on aurait fini par se faire déborder. Ils ont un semblant de liberté, ça n'a pas de prix.

— Si vous le dites... S'ils nous pourchassent, la seule chose qui diffèrera pour les malades, c'est de se faire abattre au milieu de nulle part.

— Tu sais, Vyn, t'es un bon gars et c'est ça qui te rend de mauvaise compagnie. Tu es affecté par ce qui va arriver à tous ces hommes. Tu sais pourquoi ?

— Non.

— Parce que tu te sens responsable. Tu sais que c'est toi qui m'a orienté vers la voie de la désertion, murmure-t-il. Mais si ça peut te soulager d'un poids, j'y aurais sûrement pensé durant la trêve.

— Je me sentais concerné aussi sur le champ de bataille, dis-je.

— Oui, mais il y avait la routine et soyons honnête, tout le monde avait accepté de mourir. Là tu sais qu'à cause de la décision que nous avons prise, ils espèrent vivre.

Énervé que le capitaine Tan me renvoie certaines vérités, je décide de faire un premier voyage avec les outres pleines. La chose qu'il n'a pas dite, c'est que peut-être que ces deux hommes auraient survécu si nous étions partis un jour plus tard. Qui sait ce qu'un jour de repos supplémentaire aurait changé ?

Cette question me harcèle et s'ajoute aux autres. La marche se poursuit et me laisse beaucoup trop de temps pour réfléchir. Notamment à Tulan. Assez pour que plus de détails me soient revenus. Je m'étais demandé s'il était de la famille à Lya, mais j'ai eu la réponse, c'était un déserteur qui nous a pris en pitié et éduqués. À un niveau que je n'aurais jamais pu espérer atteindre étant donné le rang social de ma famille. Je sais lire, compter, chasser, manier le sabre, l'arc, nager, me battre à main nue, tresser des paniers, broder et tant d'autres choses. Il ne nous laissait jamais de répit, mais nous riions beaucoup. Le frère de Lya et moi faisions des concours pour être le meilleur. Lya y prenait part parfois, mais elle nous trouvait souvent stupides.

***

Durant cette longue marche, personne ne semble nous traquer, nous ne croisons aucune patrouille et notre route vers la montagne ressemblerait presque à une balade champêtre si nous n'étions pas tous exténués. Nous en sommes déjà à dix jours de voyage. Tan nous a annoncé que nous atteindrons un village demain dans la matinée. Il ne s'est pas étalé sur le sujet ni devant les autres ni devant le sergent Shaun et moi. Il pense trouver de l'aide là-bas, mais savoir comment il sait quoi trouver, et où, en territoire ennemi n'est pas clair.

— Va te coucher, mon gars, m'ordonne le capitaine Tan.

— Non, c'est bon, je peux prendre un tour de surveillance de plus.

— Va dormir !

— Capit...

— Demain, je te veux en forme, murmure-t-il en me coupant. Vraiment en forme.

La façon dont il insiste me fait comprendre que j'avais raison de m'inquiéter pour la suite. Je reste devant lui sans bouger.

— Je ne dis pas ça pour te faire peur, soupire le capitaine en se passant la main sur le visage. Nous allons aller dans des territoires montagneux, difficiles d'accès, il ne va pas falloir glisser ! Tu fais partie des rares qui ne souffrent pas de blessures trop récentes ou trop importantes.

Me sentant un peu bête d'avoir commencé à imaginer le pire, je capitule et vais m'allonger. Je suis épuisé et que je le veuille ou non, j'obéis au capitaine.

— Lya ! hurlé-je alors qu'elle s'est interposée devant le marchand qui me poursuivait.

L'homme malingre est vif et il la saisit par l'épaule, elle se débat sans parvenir à s'échapper. Mais c'était sans compter sur son frère qui arrive par une rue transversale et percute le marchand. La victoire semble acquise, mais je déchante vite, l'homme n'a pas libéré Lya et il a un nouveau prisonnier. Sans réfléchir, en lâchant mon larcin, je m'élance à mon tour. Je ne parviens pas jusqu'à ma cible, un inconnu déboule sur le côté et me saisit.

— On vous tient enfin !

Nous hurlons et nous chahutons, espérant blesser ou nous dégager, mais les adultes sont trop forts.

— Aux voleurs on leur coupe la main, s'amuse l'un des marchands.

Sans rien y pouvoir, nous sommes traînés en direction du palais, des gens félicitent nos geôliers pour leur prise. Le frère de Lya les insultes au point d'en inventer des nouvelles pour chacun d'eux.

Pour éviter de nous perdre dans la foule, les marchands empruntent des voies adjacentes en se félicitant, l'un d'eux espère même pouvoir participer à la sanction. Des larmes de colère et de frustration me montent et je me débats de plus belle.

Sauf que je me démène pour rien... C'est à un inconnu en sombre pourvu d'un chapeau que je dois notre halte.

— Lâchez ces enfants, propose-t-il poliment.

— De quoi je me mêle ! Vous allez pas nous rembourser nos marchandises que je sache.

— Eux non plus, réplique l'inconnu. Vous voulez seulement vous repaitre de leur souffrance, comme si ces gosses ne souffraient pas assez !

— Bouge ! s'énerve mon escorte.

Le marchand ne dira plus rien d'autre, car sorti de nulle part, l'inconnu a brandi un bâton avec lequel il l'a assommé, avant de faire de même à l'autre commerçant. C'est allé tellement vite que je ne comprends pas de suite, c'est Lya qui m'attrape par le bras pour qu'on file et qui me ramène à l'instant.

— Attendez ! nous interpelle l'homme providentiel.

Méfiants, nous nous arrêtons tout de même.

— Vous voulez un merci ? demande le frère de Lya moqueur.

— Non, je veux vous inviter à manger.

L'offre est louche, mais nos estomacs creux pèsent de tous leurs arguments. Méfiante, Lya refuse, mais son frère et moi insistons.

— Les enfants, vous allez finir par vous faire tuer en volant, j'ai un travail à vous proposer. Il ne sera pas facile et j'aimerais discuter des détails devant un bon repas.

Lya hésite, mais nous parvenons à la convaincre que dans une auberge il ne nous arrivera rien et c'est tout guilleret que nous suivons l'inconnu.

Nous mangeons pour quinze, au point de nous rendre malades. Lya est restée attentive lorsque l'inconnu nous a proposé de l'aider dans sa ferme contre le gite et le couvert. Nous savons tous les trois que l'hiver arrive et que nous aurons besoin d'un abri, alors elle finit par céder. Même si avant, elle nous a fait promettre de fuir au moindre truc louche.

Tulan.

Je n'avais pas encore eu les réminiscences de notre rencontre, juste celles de discussions quand il nous avait montré les corvées à accomplir. C'était un homme merveilleux... Et il est mort par ma faute, je crois. Le souvenir de cette fameuse nuit enneigée me hante. Je sais déjà que je vais y penser le reste de la journée, malgré tout, je fais bonne figure en aidant les autres pour préparer le départ.

Frères EnnemisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant